dimanche 9 décembre 2007

Javi dans le métro

Il neigeait le jour de sa mise en terre. Ça faisait peut-être dix ans que je ne l’avais pas vu, mais j’avais fait le déplacement pour lui rendre un dernier hommage. Il y a peu de chance que les jeunes espagnols connaissent son nom, bien qu’il ait eu un certain retentissement médiatique il y a une quarantaine d’années, et pourtant un homme qui a donné à sa vie une inflexion nouvelle en se basant exclusivement sur une bribe d’idée de Julio Cortázar mérite certainement que l’on garde son souvenir.

A vingt-six ans, Javi n’était qu’un employé ni bon ni mauvais, sans autre passion dans sa vie que regarder l’Atletico jouer et aller boire un caña avec quelques amis du quartier de son enfance, où il vivait toujours avec ses parents. Un beau matin, vers huit heures vingt-sept, les vautours firent leur apparition au-dessus de son immeuble : il venait de se réveiller avec le billet gagnant de la loterie dans la poche de sa veste et se retrouvait ainsi catapulté dans un monde de richesse sans avoir la protection qui va avec, puisqu’il était toujours entouré du décor dangereux de la classe moyenne. Il n’est, je pense, pas nécessaire de vous faire le tableau des sollicitations sous lesquelles il s’écroula pendant les semaines qui suivirent. Sa famille, plus patiente que ses amis et son entourage professionnel, se contentait de lui demander ce qu’il comptait faire avec sa fortune, dans l’espoir, sans doute, d’obtenir qui une villa, qui une voiture, qui une retraite plus douce. Javi refusait de se prononcer tant qu’il n’avait l’argent sur son compte en banque et je crois que personne ne se rendit compte qu’il avait déjà, dans ces moments d’attentes, une idée extrêmement précise de ce à quoi il allait consacrer sa vie.

Quelques années auparavant, alors qu’il était toujours au lycée – c’est du moins ce qu’il croyait pouvoir dire de son très vague souvenir-, Javi avait lu une phrase de Cortázar qui disait en substance que plus de gens descendaient du métro qu’il n’en sortaient. Du génial bruxellois, il ne connut rien d’autre que cette étrange idée qui le marqua au fer rouge, à un point tel que, à la découverte de son nouveau statut, c’est la première chose qui lui vint à l’esprit. La deuxième ? Je dois rencontrer ces gens qui restent là en bas. Un soir donc, à la table familiale, Javi tenta d’expliquer ses intentions et le rideau de décence qui tenait toujours se déroba complètement pour laisser place à une fureur absolue. Mon fils est fou s’écriait la mère. N’oublie pas d’où tu viens et ce que tu nous dois, beuglait le père. Le dentier de pépé se ficha dans la vierge à côté de la télé. La sœur, qui rêvait depuis plusieurs nuits de robes, de chaussures et d’un tatouage au bas du dos s’écroula par terre, l’écume aux lèvres, prise d’une terrible crise d’épilepsie qui n’intéressait personne. Le chien, dont l’instinct de survie était extrêmement puissant, se jeta sur la porte, l’ouvrit et disparut dans la nature. Par l’ascenseur ou l’escalier, nul ne le sut jamais. Le lendemain, pendant que Javi s’installait à l’hôtel, sa famille s’empressa d’essayer de le faire déclarer fou. L’équilibre des forces avait changé, et contre la fortune, rien ne peut se faire.

Tout ça, je ne le sais que par mon ami Pedro, banquier très exclusif qui s’occupait de l’argent de Javi. C’est grâce à lui que je le rencontrai : il avait besoin d’un assureur et j’étais – je suis toujours – le meilleur de la place. Après des mois de tractations, Javi venait de convaincre Metro de Madrid de lui vendre la station de Canal. Il m’est interdit de vous dévoiler le montant de la transaction, mais c’était déjà pour l’époque une somme considérable : il s’agissait d’une station à trois niveaux où deux lignes se croisaient, et il fallait que la compensation soit suffisante pour permettre la déviation des lignes ainsi que la construction d’une station de remplacement. Pour Javi, le travail ne s’arrêtait pas là : il devait aussi rendre habitable ce qui n’avait été qu’un lieu de passage, boucher les voies, construire cuisine, lieux d’aisances, chambres et salons. Les voies de la ligne 7, les plus profondes, étaient laissées plus ou moins telles quelles afin de servir de zone d’accueil familière pour ceux qui n’étaient jamais ressortis du métro. Les quais des voies de la ligne 2, plus vieillots et moins confortables, furent rénovés et transformés en gigantesque salle à manger, dans un décor les faisant ressembler à un musée de l’histoire mondiale du réseau métropolitain. Dans la tête de Javi, il ne faisait aucun doute que cette surface serait bientôt animée par les rires et les conversations de ses nouveaux amis d’ici-bas. Pour protéger son investissement, je le conseillai sur les meilleurs systèmes de sécurité et de secours, et lui vendis les meilleures polices d’assurance. Javi voulait vraiment ce qu’il se faisait de mieux pour sa nouvelle vie souterraine.

Après un an, il n’avait toujours rencontré personne. Au départ, il pensait seulement qu’un matin il se lèverait et trouverait un homme ou – mieux – une femme en train de se faire un thé dans la cuisine et qu’il saurait le / la convaincre de rester, au moins quelques temps, avec lui. Petit à petit, il se fit une raison et développa toute une série de stratagèmes afin de faire venir à lui les enfants de la tunnelesque pénombre. Il est vrai, me disait-il, que ma station est un peu à l’écart maintenant que le métro n’y passe plus. Les voies mènent toujours quelque part, mais si je ferme la porte, dans le noir profond qu’il y a de stations à stations, comment voir que la mienne est ouverte ? Lors de son emménagement, il avait muré les tunnels qui menaient respectivement vers Alonso Cano, Islas Filipinas, Quevedo et Cuatro Caminos après une centaine de mètres, laissant pour seule possibilité d’entrée un sas toujours fermé mais jamais verrouillé. Il décida finalement de l’ouvrir grand, lumières allumées, pour que ses futurs compagnons voient la lueur au bout du tunnel. Personne ne venait. Il fit installer des signaux lumineux dans la partie qui ne lui appartenait pas, histoire de tracer le chemin. Personne ne venait ! Il fit diffuser des odeurs de repas, les mélopées des sirènes souterraines ou déclamer à qui pourrait l’entendre « vous qui entrez ici, n’abandonnez pas tout espoir ». Personne ne venait, personne ne venait, personne ne venait !

Un jour de fin de printemps, je reçus chez moi une invitation à forme de wagon pour une soirée dans la station de Javi. Le jour dit, j’y allai accompagné de Pedro et de nos femmes respectives. Quelle ne fut pas notre surprise lorsque le taxi nous déposa à quelques mètres de l’ancienne bouche : tapis rouge, barrières, sécurité, photographes, foule esbaudie applaudissant ! Nous pensions venir à un dîner où n’étaient conviées que les quelques relations que l’amphitryon gardait dans le monde extérieur mais l’homme n’avait pas fait les choses à moitié en invitant tout le beau monde madrilène, espérant qu’une soirée aussi inhabituelle les attirerait. Et oui, ils étaient tous venus, ils étaient tous venus ! Pedro y vit des directeurs de plus grosses mais moins bonnes banques que la sienne, je vis des directeurs de plus grosses mais moins bonnes compagnies d’assurances que la mienne, nos femmes y virent de plus bonnes mais moins grosses femmes de directeurs qu’elles. Il y avait des princes, des infantes, des joueurs de handball, de football, de basket-ball, des acteurs, des mannequins, des célèbres qui sont célèbres d’être célèbres et quelques écrivains. On mangeait les mets les plus prétentieux accompagnés des vins les plus faussement sophistiqués, tous assis autour d’une longue table installée dans une rame de métro. Après le repas, la plateforme surplombant les quais de l’ancienne voie 2 fut prise d’assaut par un DJ médiocre mais mondialement connu. En dessous, on dansait, on buvait, on draguait et certains baisaient dans les nombreux couloirs obscurs qu’il restait. La foule s’éclatait, c’était un triomphe. Au moment de nous en aller, je me dirigeai vers Javi. Alors, les gens sont là, enfin !, lui dis-je, complice. Il sourit, modestement, et me tapota l’épaule. J’appris plus tard que le lendemain la gueule de bois fut phénoménale. Pas à cause de l’alcool, non : ils étaient venus mais ils étaient tous repartis et c’était bien ça le malheur. Il avait cru toucher du doigt le premier membre de sa tribu des gens qui descendent sans remonter lorsqu’il avait réussi à convaincre un superbe mannequin de passer la nuit avec lui, mais au petit jour, à peine le thé avalé, elle s’en était bien sûr allée. L’échec, toujours l’échec dans cette fantastique quête ! Je n’en revenais pas : Javi pensait vraiment qu’il allait pouvoir convaincre un seul de ses invités qui ont tant besoin de la lumière pour survivre de le rejoindre dans ce qui n’était finalement qu’une cave ? D’après Pedro, c’était bien, en effet, son espoir. En plus d’être son banquier, il était aussi devenu son confident et devant la déprime de son étrange client, il tenta de lui remettre les idées en place en lui donnant un objectif plus réaliste : la fonction de ses soirées qu’il devait continuer à organiser régulièrement était de faire parler de son curieux mode de vie. Le peuple du métro, lui aussi, lisait assidûment la presse people, à n’en pas douter, et ainsi ils seraient inévitablement mis au courant de l’existence de ce palace tout confort. Javi reprit espoir, et organisa soirées de gala sur soirées de gala. Ils venaient, mais ne restaient jamais et, une fois le petit matin venu, plus personne ne se présentait jusqu’à l évènement suivant. Fatigué de cet inutile manège, Javi abandonna du jour au lendemain son activité mondaine et engagea un directeur artistique qui eut pour mission de lui mettre sur pied une sorte de club exclusif, aux activités se déroulant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, qui devait convaincre le visiteur qu’il se trouvait au paradis sous terre et, bien sûr, y rester. Pedro ne voyait pas d’un bon œil l’activité de ce nouvel employé qui n’était même pas prêt à rester sur place et avait exigé une suite dans l’hôtel le plus cher de la ville. Moi non plus : cette nouvelle facette de la recherche du navetteur perdu de Javi augmentait les risques de sinistres, ce qui faisait de son portefeuille d’assurance un cauchemar quotidien m’amenant à regarder le gouffre éventuel avec horreur. Les incarnations et les formules de son club se succédèrent, avec toujours plus de succès mais sans jamais parvenir à convaincre un quelconque pèquenot de rester en bas. On arriva même à une perversion totale le jour où le directeur artistique eut l’idée géniale d’attirer le chaland au paradis de Javi en remodelant l’espace à sa disposition en lieu où régnaient en maîtres les péchés capitaux. On s’y étendait dans des lits et des sofas moelleux, sans avoir à se lever puisqu’au moindre regard, on venait vous servir les mets les plus fins dans des quantités absurdes et quand vous en aviez marre de manger, des femmes ou des hommes ou les deux vous rendaient les plus délicieux services sexuels en vantant les qualités de votre corps et de votre génie. Et lorsque vous aviez l’impression qu’un autre membre du club était mieux servi que vous, vous pouviez vous faire amener dans un espace où déverser tout le fiel et le vitriol que vous aviez accumulés en vous, que ce soit de forme verbale ou physique. Mais personne ne restait et Javi, incommodé par les cris et les odeurs permanentes de cuisine et de semence fit tout fermer.

Pendant plusieurs années, je n’eu plus de nouvelle jusqu’au jour où j’appris que Javi avait vendu sa station, ayant compris une fois pour toute qu’il s’était fait berner. Un promoteur l’avait rachetée pour en faire une boîte de nuit spectaculaire, d’un nouveau genre – pour la petite histoire, elle fit faillite en quelques mois : le propriétaire pensait faire des économies de chauffage grâce à la chaleur humaine dégagée par les danseurs, mais, même s’ils venaient nombreux, la station était trop grande pour qu’on puisse se permettre de couper la chaudière. Metro de Madrid a racheté l’espace pour une bouchée de pain et, comme vous ne l’ignorez sans doute pas, c’est maintenant le spectaculaire musée du réseau. Je dus donc, à mon grand malheur, faire une croix sur mes contrats. Quelques semaines plus tard, le sourire me revint : Pedro m’appela pour m’annoncer la nouvelle lubie de Javi. Il venait de s’acheter un énorme château en Transylvanie, du côté de la ville de Braşov, et après de longs travaux de rénovation, avait besoin d’un bon assureur. Je ne pouvais malheureusement pas me déplacer à ce moment là et dus envoyer à ma place Jonathan, un jeune employé en qui j’avais toute confiance. A son retour, un peu secoué par le long voyage et les terres désolées de l’hiver local, il m’expliqua que Javi n’avait pas abandonné son idée de trouver des gens qui rentrent plus nombreux qu’ils ne sortent d’un endroit mais qu’il avait laissé tomber le métro pour la Transylvanie après avoir lu dans un journal qu’on y trouvait d’inquiétants châteaux où l’on pénétrait pour ne jamais ressortir. Quelques jours plus tard, je surpris une conversation entre Jonathan et un collègue qui me fit comprendre pourquoi le voyage avait duré plus que prévu. Dissimulé dans un coin, je l’écoutai. J’étais à moitié endormi, expliquait-il, lorsque j’ai eu l’impression que quelqu’un venait de s’introduire dans ma chambre. J’ouvris les yeux, et dans la lumière de la lune se tenaient trois femmes, des servantes à en juger par leurs habits et leurs parures vulgaires. Les deux premières avaient des cheveux sombres, des nez aquilins et des grands yeux étincelants qui, en contraste avec la pâle clarté lunaire, paraissaient presque rouges. La troisième était belle, aussi belle qu’on peut l’être, avec des cheveux d’or et des yeux de saphirs pâles. Quelque chose en elles me fit bander. Ne le dit à personne, surtout ici, le patron n’apprécierait pas. Je faisais semblant de dormir et les laissai venir à moi. Elles se dévêtirent et une s’assit sur mon visage, m’offrant son con. Les deux autres, je ne les voyais pas mais ma bite se mit à trembler comme l’on tremble lorsqu’on sent la main qui va administrer la caresse s’approcher. On enserra mon membre et les deux brunes l’avalèrent tour à tour. Bien sûr, je ne faisais plus semblant de dormir et je me mis à participer activement. J’ai tout fait, elles m’ont tout fait et j’ai joui avec une puissance incroyable. Je laissai le petit connard raconter son histoire avant de rentrer dans la pièce et le mettre à la porte sur le champ. Il n’y a pas de place chez moi pour le manque de professionnalisme et si le crétin a des ambitions littéraires, qu’il profite du chômage pour écrire, pensai-je. Je me dis surtout que la prochaine fois, c’est moi qui irai.

Deux ans plus tard, je fis le voyage pour le plaisir plus que pour affaire. Javi se sentait un peu seul là haut et voulait fêter son anniversaire avec quelques amis de l’époque madrilène. Comme toujours, j’y allai avec Pedro mais cette fois-ci, nos femmes restèrent à la maison. Nous trouvâmes dans un château magnifique mais perdu dans une immensité de forêts et de montagnes un Javi d’assez sombre humeur. Ici non plus, il ne rencontrait pas ces gens qui étaient censés venir et ne jamais repartir. Comme il avait déjà à l’époque de l’achat l’intuition que personne ne resterait avec lui dans un pays pauvre et dans une région isolée, il s’était mis en tête de retrouver ceux qui n’étaient pas sortis de ce château avant qu’il n’arrive. Il m’indiqua la partie la plus ancienne de l’ensemble, qu’il avait laissée en ruine pour ne pas déranger les pensionnaires qu’il était certain d’y trouver. Au cours d’une visite, il m’indiqua l’ensemble de ses trouvailles : cuisine primitive, chambres aux meubles pourris, cryptes remplies de cercueils, voilà tout ce qu’il y avait. Il avait compris de la citation de Cortázar que les gens qui ne remontaient pas étaient vivants, et il entretenait le même vain espoir par ici. Ce soir-là, alors que nous prenions un digestif dans la confortable bibliothèque du château – pièce décorative : il ne lisait rien, même pas du Cortázar-, je tentai de lui expliquer ses erreurs ainsi que ce qui devait l’encourager. Descendre dans le métro pour trouver les gens dont un Argentin disait qu’ils ne remontaient jamais, c’était un échec qui n’était dû qu’à une trop grande crédulité envers les fantaisies d’un écrivain. Ce n’était pas vraiment de sa faute s’il s’était fait avoir par l’effet pernicieux des fictions sur l’esprit cartésien. S’il avait su que Cortázar était devenu Français à la fin de sa vie, il aurait sans doute compris qu’il fallait se méfier de sa santé mentale, et rien de tout ça ne serait arrivé. En ce qui concerne l’aventure transylvanienne, il est avéré qu’il se passe des choses étranges derrières les murs de ces sombres demeures et il faut donc conclure de son échec qu’il n’est simplement pas un bon châtelain pour la région. Et si le problème est causé par son attitude personnelle, il est encore possible de se reformer et de devenir meilleur à ce qu’on fait. Sur cet encouragement, je retournai en Espagne, non sans lui avoir demandé timidement le dernier jour des nouvelles de ses trois jeunes servantes. Surpris, il me dit qu’il n’avait jamais eu de jeunes femmes à son service.

Je ne l’ai plus revu vivant. Je n’ai pas eu l’occasion de refaire le voyage, mais des nouvelles me parvenaient de temps à autres. Il avait, disait-on, arrêté sa recherche et passait ses journées à regarder par la fenêtre en proie à une étrange déprime. Ses visiteurs ibériques l’encourageaient à revenir à Madrid, il ne répondait même plus. Il y a quelques mois, il souffrit d’un premier infarctus. Jusqu’à sa mort, il ne quitta plus l’hôpital de Braşov, où, d’après son majordome, il trouva le bonheur qu’il avait arrêté de chercher il y a des années : il venait de découvrir un endroit où, indiscutablement, entraient plus de gens qu’il n’en sortait. Dehors, la neige tombait. Il savait qu’il n’aurait plus jamais l’occasion de la fouler et ça lui convenait.

dimanche 25 novembre 2007

Five o'clock tea

Par la fenêtre, je regardais les taxis dévaler Gran Via lorsqu’elle me demanda ce à quoi je pensais. D’habitude, je réponds « rien », à la fois vrai et faux – il y a toujours quelque chose qui passe par la tête, mais ce n’est pratiquement jamais énonçable. J’ai détourné le regard du monde extérieur, l’ai posé sur elle, puis sur la théière où infusait un mélange de yunnan et de bergamote. Pour une fois, je pris la décision de répondre honnêtement et de lui parler de l’effet que m’avait fait ce que nous venions de voir un étage plus haut. Nous étions assis dans la grande cafétéria du Circulo de bellas artes après avoir visité une exposition sur la photographie du vingtième siècle, remplie de clichés parmi les plus célèbres de l’époque.

Te souviens-tu, lui dis-je, d’une des premières photos que nous avons vues là-haut ? Celle d’August Sander, trois paysans sur les bords d’une route boueuse ? Elle s’en souvenait, bien sûr. Je ne sais plus, continuai-je, si je t’ai expliqué qu’il y a un écrivain américain dont le premier livre est né de la fascination exercée sur son esprit par cette image. Sans attendre sa réponse, je racontai l’anecdote. La légende veut qu’au début des années ’80, Richard Powers, alors informaticien, visita le musée des beaux arts de Boston et y vit cette photo. Le choc fut tel que le lundi suivant, il démissionna de son travail et se mit à plancher sur un roman qui raconterait à la fois l’histoire des trois hommes et celle d’un Américain ensorcelé par le cliché. Je vis à son regard qu’elle avait déjà entendu ça et qu’elle attendait la suite avec un étrange mélange d’indifférence et d’intérêt provoqué par l’éventualité d’une bonne surprise perdue quelque part au milieu de mon soliloque. Je continuai donc. Quand je me suis retrouvé devant l’œuvre de Sander, je me suis dit « c’était donc ça ! » et même si je n’ai pas ressenti ce que Powers avait ressenti, j’ai d’une certaine façon compris ce qui l’avait touché et puis motivé. J’ai ensuite commencé à réfléchir à cette idée d’électrochoc créatif qui te donne l’impulsion pour tout quitter et te consacrer à la construction d’un édifice artistique individuel. Me rendant compte de l’aspect pompeux de la phrase que je venais de dire, je m’interrompis, histoire de voir si je pouvais lire une quelconque réaction sur son visage. Se méprenant sur cet abrupt arrêt, elle eut la gentillesse de me relancer en me demandant des précisions. N’en ayant pas vraiment à donner, je tentai de corriger le tir : non, je ne veux pas dire que j’ai quelque chose à raconter sur ce qui motive pareil changement soudain de direction dans un parcours personnel, je pensais plutôt que, peut-être, j’allais, moi aussi, éprouver un sentiment semblable par rapport à une autre photo de l’expo et que je remettrais ma démission lundi pour me consacrer à un roman magistral pendant les deux années qui viennent. En fait, précisai-je, et ça ne te surprendra pas, j’espérais secrètement que mon manque d’imagination soit compensé par la force de l’image d’un quelconque photographe, qu’elle m’ouvre une dimension jusque là par moi inconnue et me mette sur la piste de l’histoire qui me fait cruellement défaut. Je ne suis pas certain que regarder une série d’œuvres en étant aussi conscient du but de cette contemplation soit l’idéal pour arriver à mon objectif secret et honteux, mais tu me connais : je suis entré en plein dans le jeu et n’ai plus su regarder tout ça pour les qualités esthétiques mais plutôt comme un puceau regarde les jeunes filles : en se demandant s’il se pourrait qu’une d’elles… Je fis une seconde pause ici, attendant la question qui devait suivre pour me relancer et surtout me prouver qu’elle m’avait suivi et que je ne l’emmerdais pas. Bien entendu, elle vint, même si je vis qu’elle se doutait déjà que la réponse serait bien entendu non. En fait, repris-je, je suis resté impressionné par la photo d’une homme élégant, à la mine absolument macabre, seul dans une rue complètement vide. Pendant quelques instants, j’ai réfléchi aux possibilités que ça m’ouvrait mais je me suis malheureusement heurté à un mur beaucoup trop solide pour moi : mon total et maintenant proverbial manque d’imagination. Il m’aurait fallu au moins quelques détails de plus que ce gars et cette rue pour trouver une piste qui m’entraîne ailleurs que sur une énième redite de « Je suis une légende », une autre variation sur le thème du dernier homme. Une fois de plus, je fis une pause, cette fois plus longue. Il était temps de servir le thé. C’était un Earl Grey d’une compagnie anglaise du nom de laquelle je ne me veux souvenir, mais qui ressemblait, sans l’être, à Whittard of Chelsea. Le mélange était plutôt médiocre mais finalement assez satisfaisant, pour autant que l’on garde à l’esprit la véritable difficulté qu’il y a à trouver un bon thé en Espagne. Alors que j’en buvais ma première gorgée, elle m’informa que, deux tables plus loin, se trouvait un présentateur TV relativement connu, au nom étrange. Après m’être tordu le cou pour voir à quoi il ressemblait et avoir avalé une autre gorgée, je décidai, sans lui demander son avis, de reprendre là où j’avais laissé mes explications. En plus, dis-je donc, cette photo du dernier homme dans la ville était, elle aussi, signée August Sander. Tu t’imagines le peu d’originalité qu’il y aurait à être le deuxième à quitter son boulot et à se mettre à écrire à cause d’une de ses oeuvres ? Non, ce n’est pas possible, et j’ai donc dû, à mon grand regret, crois-le bien, abandonner cette idée. Un peu plus loin, je suis tombé sur autre chose, plus palpitant. C’était, je crois, la couverture d’un livre français des années ’30 sur les femmes. Un corps nu, du haut de la poitrine au tout début de la toison pubienne. J’essayai d’en donner une description clinique pour qu’elle ne perçoive pas le trouble ressenti à la vision de ces quelques poils qu’on voudrait tant essayer d’enrouler autour de son petit doigt, de ces seins, évidemment, plutôt petits mais à la forme parfaite, dont on désirerait tant approcher la main pour s’assurer de leur bonne santé, et, enfin, surtout, le plus bouleversant, du ventre avec au centre de tout un nombril qui se transforme en point focal de notre désir, réceptacle passager de la beauté du monde. Je ne parlai donc pas de tout ça et embrayai très rapidement sur la possibilité de tout quitter et de parcourir un monde purement intérieur pendants deux ans rien qu’à cause de cette photo. Des myriades de pistes s’ouvraient devant moi. La jeune femme, fille d’un Russe blanc ayant perdu sa fortune dans l’exil, paye ses cours de peinture en posant nue et fréquente, à la grande colère de son père, Vallejo et Aragon. L’histoire se terminerait en juin 1940, sur un paquebot vers les Etats-Unis où, soixante ans plus tard, une dame âgée se souvient de sa folle jeunesse. On pourrait aussi prendre un angle plus glauque, de perversion et de déchéance, celle d’une adolescente à peine pubère et déjà dans les mains d’hommes dépravés, ou une nouvelle version d’un long dimanche de fiançailles ou une histoire d’amour toute simple et donc toute belle ou encore, pourquoi pas, une méditation sur le corps, un roman qui n’en est pas un – les meilleurs ! –, dont l’atlas narratif se limiterait à l’épiderme reproduit en couverture de ce livre, on y parlerait frisson, sens, sensation, humidité, chaleur, et chair de poule, on tutoierait l’univers, rien que ça, à partir de si peu. Mais voilà, j’ai compris tout de suite, soupirai-je, que ce n’était pas possible, que ça ne mènerait à rien, que tout ça était du cliché, que rien de ça n’avait avoir avec l’imagination, qu’il n’y avait rien là dedans qui semblait me mettre sur la voie qui change la vie, sur le chemin d’un sacerdoce dont le seul luxe serait un clavier et, sur la blanche surface de l’écran, un trait sombre qui clignote sans nous faire peur car nous avons appris à le voir. Déjà s’y forme un récit que nous ne connaissons pas encore mais qui deviendra essentiel. Ah, non !, criai-je presque, le vertige n’était pas là. Peut-être, continuai-je, la tête basse, peut-être dois-je reconnaître qu’en moi je n’ai rien qui me permette espérer suivre Powers… Je relevai la tête légèrement, pour la regarder par-dessus mes lunettes. Son regard disait « mais non, ne pense pas ça, mon amour » mais elle se garda bien d’ouvrir la bouche, ce en quoi je lui fus reconnaissant : j’avais besoin d’être réconforté mais je ne voulais entendre les mots du réconfort. Pour ne pas finir sur cette note pathétique, je me décidai à trouver rapidement une conclusion. Me vint tout d’un coup la conviction que tout ce que je venais de dire était faux, comédie lamentable dont le but était de recevoir une preuve quelconque de tendresse et que la vraie raison d’abandonner cette photo était autre, tenait à la nature même du cliché de cette femme nue. Presque dans un état d’exaltation mais tout en tachant de contrôler ma voix et son rythme, je parlai une dernière fois. Mais surtout, commençai-je, une photo comme ça, de quoi ça parle ? Ça parle de sexe. Et le sexe, tout le monde en parle déjà. Non seulement l’essentiel des écrivains, dont les romans, on en a souvent l’impression, partent précisément soit d’entre les reins soit d’une pulsion sexuelle qu’ils contrôlent en faisant couler l’encre de leur fountain pen, mais en plus combien de milliards d’individus n’ont déjà changé de vie pour la gaudriole, abandonnant du jour au lendemain travail et famille pour une femme, pour un homme ? Ce qui s’est passé, concluai-je enfin, la regardant dans les yeux, c’est que je n’ai aucune envie de trouver ma révélation quelque part où tout le monde la trouve tous les jours et que, quelle que soit la qualité de la photo, le fait de me rendre compte que ce que j’y avais trouvé c’est le médiocre et le commun en moi m’a fait abandonner cette idée aussi vite qu’elle était venue. Et par la même occasion, la perspective de suivre Powers s’est envolée aussi. S’en est suivi un court silence, le temps de nous rendre compte que ma tasse était vide, la sienne, comme à son habitude, au tiers remplie et froide. Je sortis de ma poche quelques pièces pour régler l’addition.

En quittant le Circulo de bellas artes, nous vîmes encore qu’ils annonçaient pour le lundi suivant une représentation de la sonate pour piano et violon de Janáček. Peut-être nous y rendrions nous. Nous remontâmes cette Gran Via que je regardais une heure auparavant. Les taxis la dévalaient toujours et, dans la tombée du jour qui se combinait au scintillement des lumières artificielles ainsi qu’à la vitesse, les bandes rouges qui les ornaient me faisaient penser, inexplicablement, au Pérou. Il était temps d’aller acheter des chaussures.

dimanche 11 novembre 2007

Par un jour de pluie

Ou Comment en est-on arrivé là?

Il pleuvait ce jour-là. Je ne me souviens pas bien, mais c’est la seule explication. Habituellement nous préférions jouer dans le grand jardin, avec ses allées en gravier rouge et quatre étendues de pelouses. Chacune avait son utilité. Dans celle du fond il y avait planté les fils pour pendre le linge, mais ce n’était bien sûr pas ça qui nous intéressait. Non, ce que nous aimions, c’était le petit bois de conifères où l’on pouvait jouer à la bataille des Ardennes, ainsi que le tas qui s’était formé à l’endroit où, années après années, on jetait les herbes récoltées après la tonte. C’est là, nous avait-on dit, qu’avait été trouvée à la fin de la guerre une grenade allemande. Finalement, cette parcelle était celle dans laquelle nous jouions le moins, d’autant plus que c’était le seul endroit où la haie était assez basse pour que l’on puisse voir chez les voisins – et surtout rentrer en conflit avec leurs gamins. Le reste du jardin, à l’abri, pensions-nous, des regards, était bien plus agréable : on pouvait s’y oublier tant qu’on voulait. Il y avait aussi la partie de pelouse de la balançoire. Elle servait bien souvent de goal aux parties de football auxquelles je jouais parfois seul, parfois avec mon frère. Sur la droite, c’était la pelouse sacrée, celle où on avait planté un marronnier, plus ou moins à l’époque de ma naissance. J’étais fier de le voir grandir, mais un peu jaloux de le voir toujours si mince comparé à l’énorme tilleul. Je regrette particulièrement de ne pas savoir ce qu’il est devenu ces huit dernières années. La partie la plus excitante du jardin était en fait celle qui se trouvait à main droite lorsqu’on descendait de la terrasse. Après quelques mètres d’étendue herbeuse, il y avait un mini-bosquet qui nous semblait avoir la taille d’une forêt profonde. Là, il était possible de creuser des trous, construire des cabanes, grimper aux arbres, de prendre les fusils et les casques et d’observer les boches dans la rue sans qu’ils nous voient. On y passait des après-midi entières embusqués, buvant à même la gourde et s’assurant que l’ennemi ne pénétrerait jamais dans ce périmètre dont la garde nous incombait. Le seul moyen de nous en sortir, c’était, sur le coup de cinq heures, de nous appeler pour prendre le thé. Une fois la tasse bue et le goûter englouti, nous nous précipitions dehors, regrettant déjà d’avoir abandonné le poste, prêt à sacrifier nos vies si l’ennemi s’était traîtreusement introduit en faisant des trous dans le grillage que nous tenions à appeler barbelés. Mais le pire adversaire que nous pouvions rencontrer se présentait toujours sous les traits de nos parents, qui venaient en début de soirée tenter de nous arracher à notre place forte et nous faire rentrer à la maison. Le plus grand malheur ? Ils gagnaient toujours. C’était un peu comme si le séjour de la semaine en stalag était indispensable à nos escapades militaires du week-end.

Non, c’est certain, il devait pleuvoir pour qu’on ne soit pas dehors. S’il avait neigé, on aurait été en train d’essayer de faire un bonhomme de neige – essayer est le mot, dans mes souvenirs nous n’en avons jamais fait de beau. Il devait pleuvoir et y avoir une course cycliste à la télévision. Parce que c’est vrai, privés de Tv toute la semaine à la maison, les visites du week-end pouvaient nous inciter à délaisser notre avant-poste pour le confort d’un sofa à paresseusement regarder les meilleures séries de l’histoire du monde. Je me souviens qu’en ce temps là, pas toujours au fait des réalités télévisuelles, j’étais certain que si la présentatrice me regardait dans les yeux, elle me voyait vraiment. J’étais alors paralysé, ne sachant que faire. Je ne pouvais pas gratter mon nez, je ne pouvais pas regarder autre chose que l’écran, je ne pouvais même pas changer de chaîne tant j’avais peur de voir l’opprobre sur le regard de la personne en face de moi. Je n’ai jamais parlé de ça à qui que ce soit, parce que déjà à l’époque, j’entrevoyais bien l’idiotie de cette croyance et n’étais pas plus prêt à souffrir les moqueries qui suivraient inévitablement ces révélations qu’à l’abandonner totalement. Pour rester dans le domaine des confessions, c’est précisément à cette croyance que je dois mon premier émoi, ou en tout cas mon premier souvenir d’émoi sexuel. J’étais seul pour je ne sais plus quelle raison, et je regardais les clips musicaux, sur RTL je pense. Et cette chanson de Mecano est passée, c’était le tube du moment, le grand classique : « Une femme avec une femme ». Je ne pouvais pas comprendre les textes, et je ne vois plus du tout comment était le clip – je n’ai pas envie de le revoir- mais je me souviens que Ana Torroja m’a complètement bouleversé. J’ai bien dû me rendre compte qu’il était en train de se passer quelque chose de pas normal et de honteux, parce que quand j’ai entendu une voiture passer dans la rue, je me suis rué à la fenêtre du salon. C’était mes grands-parents qui revenaient. J’ai immédiatement éteint la télévision, malgré l’air à la fois de reproche et de tristesse que je pouvais clairement voir sur le beau visage d’Ana et me suis emparé d’un jouet pour faire croire que j’étais occupé à tout autre chose que ce trouble qui s’était emparé de mon cerveau.

Non, il devait y avoir une de ces courses cyclistes pendant lesquelles mon grand-père accaparait le téléviseur, sinon c’est dans le salon que nous aurions été. Maintenant, le mystère reste entier : pourquoi ne jouions pas avec nos soldats en plastique dans notre chambre ? Il y avait une petite fermette dans laquelle nous pouvions positionner les soldats qui allaient se défendre ou bien alors on réinventait sans le savoir la guerre de position au milieu des animaux qui allaient avec la ferme. Mon frère avait les Américains, moi, bien sûr, c’était les Anglais. Les nazis, nous nous en occupions tous les deux, l’important étant qu’ils perdent à la fin. Nous aurions pu aussi être en train de jouer au maraîcher ou bien à cache-cache ou à cache-cache cowboy voire même au catch sur les petits lits. Je me souviens encore des émissions de la WWF sur RTL le samedi soir que nous pouvions voir avant le football sur la RTBF uniquement si nous avions été gentils. On adorait, bien sûr, Hulk Hogan. Non sans perversité, le Big Boss Man nous plaisait aussi.

Non, ça devait être un jour de course cycliste, parce que si j’étais au deuxième étage, c’était certainement pour monter sur le vélo d’appartement et me prendre pour Greg LeMond ou Stephen Roche. On n’y allait pas souvent, au deuxième étage. C’était loin, ça nous semblait le bout du monde, et une fois arrivés là, on n'était pas accueilli par la rassurante surface du palier mais par une porte vitrée à travers laquelle on ne voyait goutte. On n’était pas à l’aise au moment de l’ouvrir, puisqu'on se trouvait toujours dans l’escalier, et les escaliers, je croyais qu’à partir du moment où on s’arrêtait de monter, on était sûr de tomber. Il était donc urgent de s’appuyer sur la poignée, mais même ça ne rassurait pas parce qu’alors la porte grinçait, et puis une fois à l’intérieur, il fallait fermer pour que le chat ne monte pas et alors la vitre faisait un bruit qui nous semblait insoutenable, non seulement parce qu’il annonçait notre présence aussi sûrement qu’un aboiement celle du chien alors que nous ne savions même pas si nous avions réellement le droit de nous y trouver, mais en plus parce qu’il signifiait que nous nous retrouvions seuls, coupés du monde dans cet étrange étage où personne ne semblait jamais venir alors qu’il s’agissait d’une maison dans la maison. Parce que sur la droite, il y avait la cuisine, mais c’était une cuisine bizarre, car s’il y avait un vieux frigo, des armoires et un évier, il y avait en guise de casseroles, des marteaux, de couverts, des clous, de conserves, des boîtes de peinture, de nourriture, du white spirit. A côté de la cuisine, une salle de bain. Oh Dieu, cette salle de bain. Étroite et sombre, vraiment effrayante, quelle bête pouvait bien nous y attendre ? Nous n’y rentrions jamais. A gauche, une chambre à coucher, avec des penderies plus ou moins vides et un lit dans lequel personne ne dormait jamais – voilà bien quelque chose d’étrange, même si ça ne fait pas peur. On ne s’étonnera donc pas que devant ces bizarreries, le seul chemin était droit devant, pour pénétrer dans les deux pièces en enfilade, qui correspondaient, en taille comme en situation, très exactement aux deux chambres du premier et au salon et salle à manger du rez-de-chaussée. C’est là qu’il y avait le vélo. Mais avant d’y arriver, il y avait le spectacle sidérant d’une longue table de bois encombrée des caisses et de papiers et d’étagères croulant sous les documents, les livres, etc. Ce n’était pas surprenant dans la maison d’un professeur d’université, doyen de la faculté de philosophie et lettred, mais c’était quand même un choc pour nous d’être confronté à ce chaos absolu, représentant, pensais-je alors, une masse de papier plus importante que celle de la bibliothèque jeunesse que nous fréquentions une à deux fois par mois.

Oui, je voulais sans doute monter sur ce vélo d’appartement vert, au siège noir, avec son indicateur de vitesse. Je me demande tout de même pourquoi mon attention fut détournée par cette porte mystérieuse qui ne menait nulle part. Je l’avais déjà vue plein de fois, en d’autres dimanche pluvieux où il y avait une course cycliste à la télé, je savais qu’elle ne donnait pas dans une des penderies de la chambre d’à côté, je savais qu’il n’y avait pas de trous permettant de faire passer un homme, je savais sans doute aussi qu’elle dissimulait une étagère remplie de livres. Je le savais, et pourtant j’ai ouvert la porte et j’ai vu tous ces livres. Et je ne sais pas pourquoi, plutôt que de me contenter de la confirmation de mon savoir et de refermer la porte et de monter sur ce vélo, je les ai observés plus attentivement. Et je me suis rendu compte, en croyant au début avoir la berlue, avec stupeur, que ces livres, c’étaient tous les mêmes. Ou plutôt, ils étaient tous différents mais ils portaient trois prénoms que je ne savais pas remettre dans l’ordre. L’auteur pouvait être Adolphe-Benjamin Constant, Benjamin-Constant Adolphe, Constant-Adolphe Benjamin, ça devait être ça, parce que comment expliquer des livres aux apparences extérieures aussi dissemblables, mais tous avec le même nom ? Après un moment de perplexité, la vérité s’abattit sur moi : c’était des milliers d’exemplaires du même livre, et ils étaient marqués du nom de mon frère Benjamin, preuve éclatante que c’était lui le préféré…

Je ne sais pas ce que j’ai fait après. La première chose, je pense, c’est que j’ai oublié cette histoire de mon frère-le-préféré, parce que trop improbable : j’étais plus gentil, plus beau et plus intelligent. Je ne lui soufflai mot de ma découverte, ça c’est certain, parce que lui se serait mis de drôles d’idées dans la tête. Alors, peut-être suis-je finalement monté sur le vélo, me battant avec mon frère pour la place, ou bien sommes-nous descendus pour nous éloigner de cet étage vraiment trop étrange et aller jouer aux soldats ou bien nous asseoir sur le fauteuil à côté de notre grand-père pour regarder la course. Je n’en sais rien. J’ai peut-être voulu acquérir à cet instant précis, tous les exemplaires au monde des histoires du petit vampire, parce que ça semblait juste, ça semblait le meilleur moyen de rendre à une œuvre qui vous avait tant donné un peu d’amour, un peu d’attention. La seule chose dont je suis certain, c’est que je n’ai rien dit à personne de cette étrange expérience. Pourtant, elle ne me quitta jamais et, sans doute puis-je, en y repensant près de vingt ans plus tard, y voir l’acte de naissance du fétichisme dont je souffre quotidiennement, celui qui, du contact de la main avec le papier, crée l’extase absolue.

dimanche 4 novembre 2007

Cher G.

Cher G.

Il y a presque un an, tu me demandais, perplexe, pourquoi diable lisais-je autant de romans ? Qué cojones y trouvais-je précisément ? Et moi, tout aussi perplexe, de te répondre que je n’en savais fichtre rien mais que j’y penserais. Quelques semaines plus tard, dans un bar de Bruxelles, nous en avons reparlé. Je crois me souvenir de t’avoir alors fait part de mes difficultés à trouver ne serait-ce que le moindre bout de réponse. Je me disais que me mettre devant un page blanche pour l’écrire plutôt que le dire débloquerait peut-être quelque chose, me mettrait sur la piste, m’ordonnerait les idées. Et je t’ai alors promis un texte dans les semaines qui allaient suivre.

J’ai terminé le papier la première semaine de mai. L’idée était de le mettre en ligne sur Tabula Rasa. Ce ne sera jamais le cas. Il n’y a pas de réponses, que des pistes. En soit, ça peut être intéressant, le problème est ailleurs : j’ai été incapable de vraiment le finir. Je devrais plutôt dire : je l’ai lamentablement fini, car c’est la vérité. La conclusion est nulle et je ne veux pas publier ça. Je ne peux pas la réécrire non plus, je n’ai pas la force : le jeu n’en vaut pas la chandelle, la question, finalement, ne me perturbe pas assez. Par contre, tenter de répondre à tes interrogations m’a remis en tête une anecdote révélatrice (peut-être) de mon enfance. Un épiphanie – je sais, tu n’aimes pas Joyce-, une madeleine –je sais, tu n’aimes pas Proust- qui m’a conduit à écrire sur trois pages ce qui se serait passé ce jour-là. Rien que pour ça, je te dois tes remerciements. Auto-fission est l’espace parfait pour auto-publier ce genre de choses.

Il y a un mois, tu me disais, je cite, « plutôt que de maculer ses doigts d'encre fraîche, ne serait-il pas temps de passer aux choses sérieuses ? » A ce jour, je n’ai toujours aucune idée de ce que tu entends par « choses sérieuses » et je continue à me maculer les doigts d’encre avec une très grande allégresse. Il ne faudrait pourtant pas croire que ton absconse remarque ne me trotte pas dans la tête. Elle est, en vérité, l’élément qui m’a convaincu d’ouvrir ce blog après de longs atermoiements. C’est une idée qui me travaillait, et je ne sais toujours pas, maintenant que j’ai sauté le pas, si elle est bonne. Quoiqu’il en soit, je te dois d’autres remerciements. Si je pouvais mettre une dédicace, ce serait « à G. » bien qu’il m’étonnerait que tu trouves ici quoique ce soit qui te plaira.

Mais voilà que je me rends compte que je n’ai même pas dit clairement ce que je comptais faire de cet espace. Comme tu le sais, nous en avons déjà parlé il y a bien deux ans dans un restaurant chilien, il m’arrive d’écrire, comme ça, en dilettante. Je peux passer six mois sans m’y mettre ou me retrouver dans un état de fébrilité scripturale durant un week-end. Depuis quelques temps, je me disais qu’il me fallait une motivation pour écrire plus régulièrement. C’est à ça que doit servir auto-fission : abriter toutes ces choses que je fais aussi mais qui ne trouveraient pas leur place sur Tabula Rasa et m’encourager à me mettre au boulot pour faire vivre le blog avec, tout de même, une certaine régularité. A moi, maintenant, de ne pas laisser le truc devenir une coquille vide de plus. Pour éviter ce funeste sort, tout est possible. J’ai des textes anciens qui, éventuellement, pourraient être sauvés. J’ai trois (ou quatre, je ne sais plus) projets sérieux qui me tournent sans cesse dans la tête, sans me convaincre de vraiment m’y mettre. C’est l’occasion. J’espère aussi l’aide de lecteurs – si j’en trouve de fidèles – qui peuvent toujours suggérer l’un ou l’autre exercice, l’un ou l’autre thème.

J’attends de voir ce que ça donnera mais, pour le moment, je suis toujours obligé de miser sur l’échec total. Pour ne pas tomber de trop haut. C’est d’ailleurs une des raisons qui m’a fait tant tarder. L’autre, et j’ai un peu honte de l’admettre, est la peur de décevoir ce qui sera mon lectorat initial. J’imagine en effet que les premiers qui découvriront ce blog sont les lecteurs réguliers de Tabula Rasa, notamment certains de mes collègues et compères, et surtout ceux qui, parmi eux, écrivent aussi et publient le fruit de leurs délires ici ou là. Je pense à un autre G., à P., à O., à C., à A., à T., à L., à U. Ces gens-là, vois-tu, font ce qu’ils font très bien, mais en plus je retrouve dans leurs mots, dans leur rythme, dans leurs jeux, un peu de ce qui fait la beauté des auteurs que nous aimons ensemble. Ils pourraient s’attendre à retrouver le même genre de chose ici, passer à mon moulin personnel. Ils pourraient s’attendre à un peu d’aventure, un peu de jeu, de drôles de phrases. Et pourtant, F. le lecteur et F. l’écrivant ne sont pas tout à fait les mêmes personnes. Je me cantonne, j’en ai bien peur, à un certain classicisme bien peu original. Le risque de ne pas intéresser ceux qui sont le plus susceptibles de passer le mot est donc bien là et m’aura longtemps empêcher de passer à l’acte. Je sais, c’est idiot, et un esprit aussi fort que le tien ne ce serait pas bloqué là-dessus. Tu as raison, et c’est pour ça que je m’y mets.

Je vais m’arrêter ici et te laisser tranquille. J’espère que cette petite lettre te trouvera en forme et éveillera, à défaut de passion, un tant soit peu de bienveillance pour ce projet. Il me paraissait important de te signaler le rôle que tu y as joué. D’ailleurs, si tu le vois avant moi, remercie aussi notre ami B. qui, au printemps passé, m’avait enjoint à me bouger le cul. Il m’avait même, à moitié sérieusement, suggéré de lui écrire un monologue pour son cours de théâtre. Je n’en avais, cela va sans dire, rien fait.

Bien à toi,

François

PS : le nom du blog ? Ne pas lui donner plus de sens qu’à Tabula Rasa.

samedi 3 novembre 2007

Auto-fission


« Un fragment du roman de ma vie dans lequel tout est vrai parce que tout est inventé, puisqu’en fin de compte, un récit autobiographique est une fiction parmi bien d’autres possibles. »

« Je crains fort que l’auto-fission fut inventée par Dante. »