lundi 18 février 2008

Massacre a’ BBhirmingham

Il y a trois semaines, je suis allé rendre visite à mes parents. Je venais d’arriver lorsque mon père me dit avoir quelque chose pour moi. Il descendit à la cave avant de remonter, sourire aux lèvres, quelques feuilles jaunies, racornies, abimées. Les restes de mon premier roman, porté disparu pendant des années, sans doute emporté par les eaux brunâtres de l’Ourthe après une des nombreuses et dévastatrices crues qui s’abattaient à intervalle régulier sur mon village d’enfance, punitions naturelles de l’insouciance humaine. Huit pages dans ma main. Silence. Bloc de papier recyclé, tel que celui offert chaque année à Noël par un intrus. Viré moutarde. Dévoré par les souris – une page est d’ailleurs à moitié illisible, on voit clairement les traces de dents des rongeurs. Stupeur, silence. Mais pas de tristesse. Quand on croyait à la disparition, qu’importe l’état tant qu’il y a un retour. Mon premier roman.

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Le titre :
Massacre a’ BBhirmingham – les deux B sont barrés et, comme l’erreur d’orthographe, viennent souligner l’éminente fictionalité du texte. L’apostrophe apparemment mal placée participe déjà d'une entreprise Schmidtienne de désengagement des conventions qui elle-même accentue la déréalisation du récit.

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L’automne belge de 1990, j’avais neuf ans. Dans ma tête, un film : l’école est sur la colline, à côté de l’église. On arrive au parking, je sors avec ma mère et me dirige vers les escaliers menant, en contrebas, au bâtiment où se trouvent les classes. Plusieurs enseignants des localités avoisinantes font le pied de grue, dans le froid. Grève. Pas de cours. Il y a une garderie sur laquelle veille la dame qui m’a appris à lire. Les jours suivants, j’emmène avec moi l’une de mes deux machines à écrire. J’avais celle de ma mère, grise, style années ’70. J’avais celle de mon père, noire, style rétro. C’est celle que je préférais et que je pris avec moi. Je ne me souviens pas de la marque, mais toujours des touches, du ruban, du rouleau, du son qu’elle faisait, de la sensation qu’elle renvoyait aux doigts.

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L’introduction :
Intitulée « Procés », elle induit chez le lecteur d’abord un sentiment de familiarité – on est dans un roman policier, la salle de tribunal est un élément essentiel du décor de base – et puis l’étonnement, voire la déstabilisation, puisqu’il est vite évident que l’instructeur est l’auteur lui-même et que la personne jugée n’est pas un des criminels dont on nous a promis la chasse, mais bien un certain JS de ses amis. L’acte d’accusation est grave : JS est un sale tricheur. Il y a deux témoins à charge : celui de JVH qui explique que le dénommé JS a prétendu une fois que la balle était rentrée dans le goal alors que c’était lui, JVH, le gardien et qu’il savait pertinemment bien qu’il l’avait cueillie avant qu’elle ne franchisse la ligne, et puis celui de FA qui expose un cas classique de classe de cours : JS se retourne, lui prend sa feuille de calcul pour copier avant de prétendre à la maitresse qui avait compris qu’il se tramait quelque chose que c’est FA qui recopiait. Le juge-auteur conclut par un pronunciamiento. Il prend le contrôle, jure de ne pas être un dictateur -- contrairement à JS --, promet la liberté d’expression et d’action, l’interdiction des disputes et l’arrêt des attaques surprises à la base. Il nomme JVH premier ministre, FA chef de la police, un certain B chef de l’armée et un certain Q trésorier.

Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’une parodie féroce de l’institution judiciaire et des procès réels : il n’y a pas de défense, pas de jurés, pas de délibérés et, plutôt que par la justice, il se conclut par une déclaration grandiloquente et démagogique qu’on pressent déjà mensongère. Certains y voient un clin d’œil ou plutôt une critique sauvage de la constitution américaine et de ses promesses de laissez-faire, laissez-passer, mais aussi des déclarations pacifistes et isolationnistes ayant émaillés les discours de nombreux candidats à la présidence – on sait ce qu’il en advint. D’autres commentateurs, moins américano-centristes, voient dans la figure de JVH celle de JVH², donc celle de JVHH, c'est-à-dire JHVH. Cette interprétation religieuse est encore renforcée métaphoriquement par la présentation de ce personnage comme gardien supposé préserver la virginité de son but et décider qui peut entrer en son sein / saint. Dans cette optique, on peut voir JS comme l’inversion de Saint Jérôme (SJ / JS). On sait que l’inversion est une des caractéristiques sataniques, on sait moins que Saint Jérôme est celui qui traduisit HYLL en Lucifer. On voit donc qu’à travers l’utilisation d’une poignée de nom, l’auteur arrive à rendre toute une chaîne complexe de référents théologiques. Le sens de FA est nettement moins clair : certains veulent y voir un clin d’œil à la Football Association anglaise mais cette interprétation frappe par son décalage avec les théories généralement admises. Il faut bien préciser qu’aucune de ces pistes d’analyse n’est mutuellement exclusive. La polysémie semble être une des caractéristiques fondamentales de ce texte.

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C’était une école communale d’un village de moins de mille habitants. Nous n’étions qu’une petite cinquantaine pour six années d’enseignement, il n’y avait que trois professeurs qui s’occupaient chacun de deux niveaux en même temps, dans la même classe. Ces jours de grève, seuls ceux dont aucun des parents ne pouvait s’occuper pendant la journée étaient présents dans cette étude improvisée. Nous étions sans doute une dizaine, assis aux vieux pupitres qui, partout sauf là, avaient déjà été remplacés de par le pays. Bois brun acajou verni, rainure pour les crayons, trou pour la bouteille d’encre et, cette fois-là, ma machine à écrire. Les autres jouaient à je ne sais trop quoi, sans faire de bruit, ou sans en faire trop. Peut-être avec des voitures ou des GI Joe sur le sol, mosaïque années ’50 de pavés rouges et de pavés jaunes. Sur l’estrade, devant le tableau vert, un bureau d’où madame N. nous surveillait.

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L’action
La première page est composée essentiellement de dialogues brefs et percutants. Le commissaire téléphone à un tueur à qui il propose « A ¢¢ ø25 milles LIVRES-STERLING » pour tuer les frères Jhons. L’assassin est honoré et promets de s’en aller le lendemain même à New York pour les éliminer. Le chapitre se termine sur un « plus-tard dans l’avion » sec et mystérieux : sur ce fameux plus tard, l’auteur restera muet.

Le thème de la parodie de la loi, de la justice est toujours présent : bien que l’on sache qu’il s’agit probablement de criminels, le fait qu’un commissaire veuille faire tuer les Jhons par un assassin sous contrat ne peut que choquer et perturber le lecteur. Le commissaire est-il un voyou ou s’agit-il de nous encourager à revoir nos conceptions occidentalo-centristes de l’ordre et des institutions comme garantes d’une élusive liberté et protectrice du bien ? Il parait évident que cette deuxième perspective est bien plus riche.

On notera aussi le travail complexe de l’auteur sur la mise en page. De nombreuses lettres ont été à moitié barrées, d’étranges symboles émaillent le cours du dialogue, seule une moitié de la feuille est utilisée et les points d’exclamation donnent un rythme martialo-musical propre à être scandé.

La page suivante est aussi à moitié remplie seulement. Mais là où la première était divisée en deux horizontalement, celle-ci l’est verticalement, indiquant sans doute que le commissaire d’abord passif / couché – ce n’est pas lui qui allait faire la sale besogne – se met en branle et passe à l’action / se lève. On ne sait pas ce qui s’est passé à New York, mais les frères Jhons sont maintenant en Grande-Bretagne, et la police en a marre. On vient de trouver la voiture des bandits dans « un foss,èaua) alentour de NOTHINGAM ! ». Comme on le voit typographiquement, la panique s’empare de l’agent dont on peut se demander s’il est apte à maintenir l’ordre. Une fois sur place, ils découvrent une Opel Kadett, (voiture étrange pour des bandits de dimension internationale -- encore une fois l’auteur se joue des conventions et clichés du polar), une mitraillette vide et le corps sans vie de Munro Jhons, dont la rivalité avec son frangin Loui était proverbiale. La scène se conclut sur le haut de la cinquième page : le commissaire donne l’ordre de prévenir la criminelle. Mais si la criminelle, ce n’est pas lui, qui est-il donc ? Une fois de plus, pas de réponse.

Cette cinquième page est une autre cassure dans le rythme visuel du texte qui n’occupe toujours que cinquante pourcent de la surface disponible mais dont l’agencement devient extrêmement sophistiqué. Le haut de la page est un bandeau vide auquel correspond sur le bas un bandeau rempli de texte. Entre les deux, une division entre le blanc et le noir du récit : sept-douzième vide, une ligne invisible et puis le corps du texte, justifié sur la gauche. Sans aucun doute, la page présente l’aspect d’une tête prise à partir du haut des épaules. Celle du cadavre-Munro ? Celle, narguant la police, de Loui, l’assassin présumé ? Celle du commissaire qui -- on va le voir -- cogite ? Celle de l’auteur, qui insiste de manière subliminale pour qu’on n’oublie pas que le meurtrier et le justicier, l’agent de désordre et le garant de l’équilibre, c’est bien lui ? Ou celle, qu’on se paie, du lecteur ?

Dans la voiture de retour vers le poste, le commissaire réfléchit à la difficulté de sa tâche. Beaucoup de ses collègues abandonneraient, mais il voit déjà la prime et l’image de marque que pareil coup entrainerait. Le policier ne fait pas son travail pour le bien commun, mais pour la gloire et l’argent, nous dit-on ainsi. Et si c’est trop risqué, il préfère laisser courir les malfrats. Dans la même veine, il faut donner toute son importance à une intervention du narrateur qui pourrait paraître anecdotique : « Mais,lecommissaire doit arrèté depensé car la voiture s’arrètent devant le siège de SCOTLAND-¥ARD ». Le commissariat est vu comme un lieu où non seulement on peut mais surtout on doit arrêter de penser. Il est aussi évident que ce qui, au premier abord, serait juste un chaos typographique fait sens : depensé veut dire à la fois de penser et dépenser -- le commissaire imaginait déjà ce qu’il allait faire avec sa prime, et les contraintes financières déterminent ce qu’est la police – et cette idée est renforcée par le symbole du Yen japonais utilisé par l’auteur dans le mot Scotland Yard.

Le retour au poste est bref : on lui téléphone pour lui annoncer que les frères Jhons ont été vus à Glasgow. En taxi, il se rue à « l’aréoport ».

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Je me suis lancé dans mon entreprise romanesque avec beaucoup d’enthousiasme et une idée que je pensais assez précise de ce que j’avais l’intention de faire : l’histoire d’un policier anglais -- mon pays préféré -- lancé sur la piste d’une redoutable bande de criminels. Il devait y avoir des tirs et des courses poursuites. Point n’était besoin de plus. Mon copain J., moitié-hollandais, moitié-irlandais (disait-il), mythomane de grande dimension (je ne sais trop si j’en ai rencontré un plus gros depuis) prétendait qu’il allait se rendre en voyage à Paris le mois suivant (ou deux ou six mois plus tard, il ne se souvenait jamais exactement) et qu’il irait amener mon manuscrit aux éditeurs. On l’appelait morve-au-nez, c’est le seul gars que je connaisse à avoir réussi, alors qu’il était gardien (enfin, on disait kep’), sans pression aucune, à dégager à la main le ballon dans son propre but. Il prétendait aussi qu’il y avait un trou dans le mur de sa chambre à travers lequel il pouvait voir la voisine faire des choses. Je suis allé chez lui plusieurs fois, de trou il n’y avait pas. Par contre, au-dessus de son lit, le poster d’un vieux bateau dix-neuvième sur lequel selon lui, à ce moment précis, son oncle naviguait.

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La sixième page est la plus endommagée par la gourmandise des souris. Il faut dire qu’elle est très bonne, plus légère et donc fort différente du reste du livre – malheureusement on sait à peine ce qu’elle contenait. Le commissaire tente d’acheter un billet d’avion pour Glasgow. La dame chargée de la vente s’écrie : « Mais il est déjà parti et depuis 45 MINUTES malheureux perssonage ! ». Notre héros/anti-héros (à ce stade de la narration, on penche pour la deuxième, ultra-moderne hypothèse mais qui sait vraiment ?) ne se démonte pas : « Mais comment est se possible ! Je suis commissaire à SCOTLAND-¥ARD $ ! ». La femme de conclure philosophiquement : « il m’est impossibled de faire l’impossible pour vous ! ». C’est une belle et subtile illustration de la police qui croit en sa toute puissance : tel Dieu, rien ne peut l’arrêter et le fait de rater un avion c’est, sans mauvais jeu de mot, un retour sur terre, une chute de la position de démiurge dans laquelle la loi s’était scandaleusement mise. Il s’agit toujours pour l’auteur de remettre en cause les présupposés et les valeurs de la cosmogonie occidentalo-étatique. Et donc, peut-être plus humble (mais pour combien de temps ?), le commissaire se rend à la gare. Les experts s’accordent à dire que se joue ensuite une scène absurde entre lui et le contrôleur du train autour de sa détention ou non d’un billet en règle, mais les coups de dents nous empêchent d’être formels à ce sujet.

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Je me souviens d’avoir été particulièrement excité à l’écriture de ma scène de poursuites en bagnole, mais elle fait partie de ce qui a disparu. Entre les trous de souris et les feuilles qui se sont faites la malle, il m’est très difficile de faire sens d’un projet pareil.

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La dernière page sauvée des eaux se déroule dans une ville non nommée (sans doute Glasgow, mais au rythme jusque-là imprimé, pourquoi pas Londonderry ?). La voiture des frères Jhons entre en trombe dans une rue et massacre les passants à coups de mitrailleuse. Le commissaire en a marre, son inspecteur aussi. L’escalade est incontrôlable. L’heure de la mobilisation a sonné. Mais dans ce livre, l’unanimité ne dure jamais et ce qui était direct bifurque toujours. Alors que le commissaire, pour la deuxième fois, s’exclame qu’il faut les avoir, l’inspecteur dit : «je veux bien vous croire, commissaire ». La réponse est cinglante : « pourquois auparavent vous ne me croiez pas ». Se peut-il qu’on essaie de nous expliquer que l’obsession du commissaire n’était partagée par personne de son corps, ou même qu’elle était purement fictive et imaginaire ? Cette attaque a-t-elle vraiment été signée par les Jhons ? Rien dans le texte ne permet de le dire et on peut même en douter : si leurs goûts en matière de voiture sont constants, comment une véhicule de la classe d’une Kadett peut entrer en trombe dans quelque rue que ce soit ? De plus, auparavent / auparavant + vent indique sans doute que le commissaire faisait du vent, parlait pour ne rien dire et le fait que la phrase ne se termine pas en point d’interrogation illustre son isolation au milieu de ses collègues ainsi que la possibilité qu’il ait eu besoin d’un évènement particulier – le massacre – pour motiver les troupes. Est-il derrière tout ça ? Plus simplement, d’autres spécialistes voient dans ce passage l’illustration que les prophètes parlent souvent seuls et qu’on ne les remercie pas une fois qu’on admet la véracité de leurs théories. Quelque part entre ces deux pôles d’analyse, on soulignera que l’auteur, onze ans avant les faits, avait déjà prédit les réactions au onze septembre. Autant de clairvoyance laisse pantois.

Au-delà des ces théories académiques, le texte, s’il est riche en indice, ne laisse pas de piste claire. On peut regretter la disparition de ce qui composait le reste de cet indubitable magnum opus. Les seules certitudes seront celles qui nous serviront de conclusion : tout est dans le titre. « Massacre a’ BBhirmingham » est un livre du désordre, du réel / iréel, expérience folle sur la syntaxe, la typographie et la mise en page : il détruit notre monde pour en construire un nouveau où l’auteur est le roi. Il n’y a pas de massacre à Birmingham pas plus qu’il y en a a’ BBhirmingham : ce paradoxe est la clef du codex ici présenté. Ses incohérences sont cohérences. Sa folie est raison. Son monde est le nôtre, mais on ne le sait pas encore.

lundi 4 février 2008

Bruit du silence, science du bruit

La main en l’air, le bout de deux doigts touchant à peine la page du livre, il reste comme suspendu dans le temps, immobile. Sur son visage, trois rides ondulent, signe de tracas ou de douleur. Il retient sa respiration. Et puis, tendant l’oreille il entend, il croit entendre, oui, en écoutant bien, oui, pas de doute, une corde de violoncelle, doucement, un drone, une note, un son monte de la cave par la tuyauterie et l’atteint au deuxième. Le livre tombe par terre et sa main, d’un geste rapide, remonte au front d’où elle descend sur les paupières maintenant fermées. Il n’en peut plus, ne souhaite que la tranquillité, le calme, le silence, le véritable silence, pas le silence cagien, pas le silence avien, le silence, le silence, le rien.

Dans les premières années de son mariage, tout était pourtant parfait. Il était heureux d’avoir pour femme une musicienne, de pouvoir sortir de son cercle de passions, d’aller à l’opéra écouter Berg, de discuter musique concrète, redécouvrir Bach, l’entendre jouer. Leurs têtes-à-têtes se passaient toujours merveilleusement, car, si ce à quoi ils dédiaient leurs vies était fondamentalement dissemblable, ils avaient les connaissances basiques nécessaires pour parler de ce que chacun aimait, la curiosité d’apprendre et la volonté d’encore mieux se comprendre. Il y a quelques années encore, il pensait régulièrement à un soir, un an ou deux après qu’ils se soient mis à vivre ensemble, où ils parlèrent, autour d’une bouteille de Crozes Hermitage, de Goldberg : variations de Gabriel Josipovici et de son utilisation de la forme épistolaire, du récit mythologique, son approche de l’analyse textuelle ainsi que ses références à Donne et à son art de la métaphore métaphysique ou encore la façon dont il complexifie au fur et à mesure son texte, tout comme le roman s’est complexifié au cours des années. Chaque fois, il se disait n’avoir jamais été autant amoureux de sa femme que ce jour-là où leurs deux passions s’unirent. Et chaque fois, il sentait énormément de tendresse pour elle, tendresse qui trouvait sa logique conclusion derrière les portes fermées de la chambre à coucher.

Mais tout ça était bien fini. Ils ne se parlaient plus, ne se touchaient plus, dormaient toujours ensemble sans vraiment vouloir savoir pourquoi. Il passait ses journées dans son grenier aménagé, bureau et bibliothèque mansardée, à sa table de travail ou dans son fauteuil, ne descendant que pour se faire un sandwich à midi ou aller aux toilettes. Il avait tout ce qui lui était nécessaire, bouilloire électrique, tasse, thés, dictionnaires, ordinateur et pouvait travailler quinze heures par jour sans éprouver le besoin de sortir. C’était d’ailleurs cet amour de la mansarde qui avait créé les premières lézardes dans leur couple : il y avait eu un moment où il avait cessé complètement d’avoir envie d’aller au concert ou au cinéma, se trouvant parfaitement bien là où il était, sans jamais sentir la nécessité de savoir plus de l’extérieur que ce qu’il laissait entrer chez lui. Ensuite, c’est la musique qui disparut de sa vie. Il l’aimait avant, mais comme on s’attache à un pull qu’on ne pleurera pas quand il deviendra trop petit : il était prêt à l’abandonner en faveur de quelque chose de mieux. Et justement, la nécessité de silence apparu lorsqu’il se rendit compte qu’il était incapable de lire en musique, d’écrire au son des instruments. Il ne voulait plus rien entendre, exigeait le calme durant la journée, refusant même d’écouter quoi que ce soit de musical pendant le dîner, le chaos sonore l’empêchant, disait-il, de penser à ce sur quoi il planchait. S’en suivirent des disputes, des compromis, des promesses d’abord tenues puis abandonnées, et, lentement, l’indifférence. Bien d’autres en seraient restés là, mais lui, non. L’hostilité, la haine fit son apparition. Simplement la savoir au travail en bas, juste entendre, même très faiblement, le bruit d’un de ses instruments suffisait à lui donner une horrible migraine, détruire la journée de travail, le plonger dans une colère muette mais terrible. Il n’avait plus écrit une ligne depuis six mois. Il en venait à penser que seul le meurtre mettrait fin à son calvaire. La semaine dernière, il avait acheté une corde de guitare lors d’une de ses rares sorties. Lorsque son livre toucha le sol, il se souvint de sa présence dans le tiroir de son bureau. Qu’elle meure comme elle a vécu. Qu’elle déguste sa propre potion.

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L’archet flotte en l’air, à deux centimètres des cordes du violoncelle. Son regard tombe sur les pages de la partition et, sans raison apparente, sa bouche se déforme dans une grimace presque imperceptible. Elle retient sa respiration. Elle l’imagine, elle le voit tendant l’oreille dans l’attente d’un son, déjà certain qu’il va être dérangé. Il est soit dans son fauteuil en train de lire ou à son ordinateur, noircissant les pages blanches de son processeur de texte, mais elle sait qu’il ne se concentre pas parce qu’il veille, oui, c’est ça, il veille, il se perd loin de ce qu’il fait parce qu’il veut entendre venir sa musique. Et elle relâche sa main, fait vibrer la corde, mais ça sonne faux. Elle n’en peut plus, ne souhaite que pouvoir faire retentir librement tous les sons qu’elle veut écouter se répercuter sur les murs de la maison, elle ne veut plus que des notes et sans doute quelques indications sur le papier, plus de littérature, que des manuels techniques.

Dans les premières années de son mariage, tout était pourtant parfait. Elle était heureuse d’avoir pour mari un écrivain, de pouvoir sortir de son cercle de passions, d’aller à une lecture de Gass, de discuter modernisme allemand, redécouvrir Cervantès, lire son roman en cours. Leurs têtes-à-têtes se passaient toujours merveilleusement, car, si ce à quoi ils dédiaient leurs vies était fondamentalement dissemblable, ils avaient les connaissances basiques nécessaires pour parler de ce que chacun aimait, la curiosité d’apprendre et la volonté d’encore mieux se comprendre. Il y a quelques années encore, elle pensait régulièrement à une nuit, un an ou deux après qu’ils se soient mis à vivre ensemble, où ils parlèrent, autour d’une bouteille de Marques de Riscal, du Docteur Faust de Thomas Mann et de son utilisation des théories de l’harmonie, du contrepoint, son approche de la polyphonie ainsi que ses références à Schönberg et à son système atonal, pardon, à douze sons. Chaque fois, elle se disait n’avoir jamais été autant amoureuse de son mari que ce jour-là où leurs deux passions s’unirent. Et chaque fois, elle sentait énormément de tendresse pour lui, tendresse qui trouvait sa logique conclusion sur le sofa du salon.

Mais tout ça était bien fini. Ils ne se parlaient plus, ne se touchaient plus, dormaient toujours ensemble sans vraiment vouloir savoir pourquoi. Quand elle ne sortait pas pour donner cours ou aller aux répétitions, elle passait ses journées dans sa cave aménagée en mini-studio, atelier de composition et d’expérimentation. Elle y avait tout ce qui lui fallait, de la machine à expresso aux instruments les plus divers, pouvant rester à essayer tout ce qu’elle voulait pendant des heures, convaincue de trouver une pépite pour le futur. Sa passion pour les machines à musique, comme elle les appelait, avait créé les premières lézardes dans leur couple. Alors qu’il recevait des nombreux livres des éditeurs et commandait le reste sur internet, elle devait toujours se déplacer pour tester les sonorités avant d’acheter et, petit-à-petit, il faisait de plus en plus de difficultés à l’heure de l’accompagner. S’en suivirent des disputes, des compromis, des promesses d’abord tenues puis abandonnées, et, lentement, l’indifférence. Bien d’autres en seraient restés là, mais elle, non. L’hostilité, la haine fit son apparition, ainsi que l’idée que passer du temps dans les bouquins lui était plus important que de passer du temps avec elle. Comme une femme trompée qui déteste tout ce qui lui rappelle l’autre, elle se mit à ressentir des nausées à la simple idée de littérature. Le savoir là-haut, reniflant les pages d’un Valéry, se vautrant comme un porc dans Céline ou en train de tacher des pages autrefois vierges suffisait pour la paralyser dans son travail, la plonger dans une jalousie sans objet mais incontrôlable. Elle n’avait plus composé une mélodie valable depuis six mois. Elle en venait à penser que seul le meurtre mettrait fin à son calvaire. La semaine dernière, elle avait acheté une copie à la lourde reliure de Against the day. Lorsque sa fausse note poussa son dernier soupir, elle se souvint de sa présence dans son sac à partitions. Qu’il meure comme il a vécu. Qu’il déguste sa propre potion.

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La corde en main, il se dirige vers la porte. Elle jette un regard vers le haut et se met à gravir l’escalier. En chemin, son poing droit se crispe autour de son arme alors qu’il pense au couinement du piano, la plainte du violon, le trombinement du trombone, les flatulences de la trompette et le casserolement des percussions. Sous le poids, elle lâche presque son livre mais ses forces lui reviennent en même temps que Virginia, phare d’où l’on voudrait se jeter de désespoir, Gertrude, dans le vide, la pierre autour du cou, Joan, mourir sans se raconter d’histoires, Lydia, en finir avec ces dérangements permanents, George, au fond de la mare. Les marches craquent sous ses pieds, il sait qu’il ne lui tombera pas dessus par surprise, mais il s’en fout. Ses pas sont légers comme son cœur le sera d’ici quelques minutes si la porte de la mansarde ne grince pas, pense-t-elle. Surgissant hors de la chambre, le chat s’arrête et le fixe pendant deux secondes puis détale : il a compris qu’il se passe quelque chose. Arrivée dans le hall d’entrée, elle voit le chat se ruer dans la cuisine, en ressortir le bout de la tête, la regarder et puis, aussi vite qu’il était apparu, se retirer prudemment sous la table : il a compris qu’il se passe quelque chose. Tous les deux sentent que le moment décisif approche, ils pensent qu’ils ne leur restent que deux volées d’escalier avant de mettre fin au cauchemar. Chacun s’arrête un instant, se concentre comme un tireur de penalty afin de trouver la force de donner la victoire à son équipe. Mais c’est plus facile pour eux, ils ne doivent pas se poser de questions – à droite, à gauche, au centre, en haut, en bas, à mi hauteur ?- car ils connaissent déjà outil et méthode. La seule chose qu’ils ne peuvent savoir, c’est s’ils auront la force. Ils n’y pensent d’ailleurs pas, puisqu’ils ne doutent pas que leur saine colère sera suffisante pour que le livre défonce la paroi crânienne, pour que la corde écrase la trachée jusqu’à étouffement. Et donc ils s’élancent, corde au poing, livre à la main. La surprise est grande, lorsque, levant la tête, baissant la tête, elle le voit, il la voit, en chemin vers lui, en chemin vers elle. Il tient une corde de guitare. Elle ne comprend pas. Elle porte un grand livre. Il ne comprend pas. La colère s’évapore. Le livre s’écrase, mais pas sur une tête. La corde s’enroule, mais pas autour d’un cou. Elle est émue qu’il soit venu vers elle. Il est ému qu’elle soit venue vers lui. Pour la première fois depuis bien longtemps, une même impulsion les dirige, un même mouvement les jette l’un vers l’autre. Ce ne sont pas les coups qui volent, mais les vêtements. Les mains s’élèvent sans se fermer en poing, les paumes restent ouvertes sans claquer : elles caressent. Deux corps s’effondrent sans que ce soit la grande faucheuse qui en prenne la responsabilité : si vers la mort ils se dirigent, elle sera petite.

lundi 21 janvier 2008

Gaspar au fond du bar

Il plongeait son regard au fond de son boc de bière, fixant un reste de mousse, pareil à des filaments de salive, sur un liquide dont tout le gaz s’était échappé. Il avait l’air ailleurs, pleurant un frère, une femme, un ami. Le café était plein, et le seul endroit où je pus m’asseoir était le tabouret précisément à ses côtés. Un jeudi soir de novembre, il y a toujours du monde dans ce troquet de la rue de l’enseignement. La clientèle se composait, comme toujours, d’habitués, employés de mon journal ou du parlement, fonctionnaires des ministères avoisinants, l’un ou l’autre commerçant. Lui, je ne l’avais jamais vu et l’observais du coin de l’œil. Il ne bougeait pas, il fixait toujours le même point comme si du fond de son verre allait surgir une révélation quelconque. La radio passait une vieille chanson des années ’70, une de celles où le chanteur regrettait la femme qu’il avait laissée derrière. En buvant mon Orval, je me demandais si c’était le même genre de situation qui avait fait échouer l’homme ici. A la fin du morceau commença le flash d’information. Je savais déjà tout ce qu’on allait y dire et ne comptais pas y prêter attention, jusqu’à ce que j’entende mon voisin se mettre à marmonner tout seul. J’essayai de forcer mon oreille à ne rien écouter d’autre que ce qu’il disait, laissant de côté le murmure de la salle, les conversations du bar, le bruit des pompes et des frigos. Je crus comprendre le mot « loi ». Ça n’avait aucun sens, mais c’était bel et bien ce que j’entendais. J’avais l’impression qu’il répétait une courte phrase comme on répète un mantra, mais de quoi s’agissait-il ? Ce n’est que lorsque la radio passa une interview avec le formateur que l’inconnu éleva un peu le ton et que je pus distinctement saisir les mots qui jusqu’ici n’échappaient qu’avec hésitation et retenue de sa bouche. « Donne-moi des lois », disait-il. Donne-moi des lois. Insensé. J’avais, ces dernières semaines, rencontré beaucoup d’employés des administrations se plaignant de l’absence de gouvernement qui les empêchait de travailler. Il s’agissait toujours de mensonges ou de demi-vérités servant à cacher la recherche d’une nouvelle excuse pour demander plus de crédits. Mais si je pensai pendant quelques instants qu’il était un de ceux-là, je ne pouvais m’empêcher d’être surpris par l’étrange formulation de sa revendication. Comme s’il lisait dans mes pensées, il leva la tête de son verre, me fixa pendant quelques secondes et me dit : « seule mon équipe est à l’arrêt complet ». La douleur et la détresse se lisaient dans ses yeux, et ceci couplé avec l’inattendue interpellation provoqua en moi un silence de quelques instants. Reprenant mes esprits, je lui posai la seule question possible. C’est ainsi que je fis la connaissance de Gaspar, recenseur de lois.

Ils ne sont pas beaucoup à exercer ce métier, une poignée à peine. Pour des raisons qui paraissent évidentes a posteriori, l’existence même d’une équipe de recension législative est un secret jalousement gardé. Je suis persuadé de n’avoir été mis au courant que parce que Gaspar s’enfonçait alors dans une dépression éthylique et qu’il ignorait mon métier. A vrai dire, il ne me demanda jamais rien pendant toutes nos discussions, ne faisant que parler, parler, encore parler, ne s’arrêtant que pour écouter une de mes rares interventions. Recenseur de lois est une appellation trompeuse et, ce soir-là, il s’attacha à dissiper les brumes qui entourent cette bien mystérieuse fonction. C’est ainsi que j’appris que Léopold de Saxe-Cobourg Gotha, à peine devenu premier Roi de Belgique en 1831, confia à Félix de Muelenaere, son premier ministre, la tâche d’engager un homme de confiance pour maintenir ce qui ne s’appelait pas encore une base de données regroupant toutes les lois votées pour le peuple belge ainsi que toutes les décisions de toutes les entités publiques, du sommet de l’Etat jusqu’à la plus petite commune. Jamais nommé dans les livres d’histoire, Lysandre Mayelle accomplit son travail seul pendant plusieurs années, mais, les députés, bourgmestres, échevins, ministres prenant cœur à leur ouvrage, il fallut vite lui désigner quelques assistants. Ils auraient été une petite dizaine dans les premiers jours de 1900 et le cadre se stabilisa dans les années cinquante, avec une vingtaine de scribes.

Gaspar s’empressa de me préciser qu’aussi noble et utile puisse être cette tâche, je ne devais pas un seul instant penser que c’est à cela qu’il consacrait sa vie. Non : il y eut un énorme changement en 1983. L’informatique, m’écriai-je. Gaspar me regarda, peiné que j’aie l’audace de l’interrompre pour faire sortir d’entre mes lèvres pareille billevesée. Sans même se donner la peine d’utiliser de forme négative pour articuler mon erreur, il continua son explication et précisa que le problème naquit d’une grève des recenseurs. Elle dura plusieurs semaines, personne ne pouvait ajouter de nouveaux textes aux archives, ni surtout en consulter. Je pensais que ça n’ennuierait que l’un ou l’autre juriste en quête de lois oubliées, de décrets vieillis et d’ordonnances cocasses mais préférai me taire. Bonne idée, car une fois de plus je me trompais. Il s’avéra que personne ne put, pendant ce mois où les scribes se croisèrent les bras, imaginer, écrire, voter de nouvelles lois en confiance. Il y en avait tellement que le risque était grand de refaire quelque chose qui avait déjà été fait. Et de fait, dans les quelques sessions de la Chambre des représentants qui eurent lieu, et qu’édiles, huissiers et journalistes préférèrent envoyer aux poubelles de l’histoire, on revota certains textes deux fois et réinventa des lois de 1872 ou 1903 sans que personne ne s’en rende compte sur le moment. Il se chuchote qu’un député désespéré confia au président qu’il prendrait sa retraite si le cirque durait plus longtemps, parce que sa façon de voter (bouton vert s’il avait faim, bouton blanc s’il était fatigué ou bouton rouge s’il avait soif par exemple) ne fonctionnait que si on lui garantissait qu’il ne se prononçait qu’une seule fois sur chaque proposition.

Une fois le conflit résolu et pour que ce chaos ne se représente plus, il fut décidé dans un geste présenté publiquement comme un gage de la volonté inébranlable de modernisation de l’Etat d’informatiser le processus de collecte et d’éliminer purement et simplement le service de recension, laissant partir certains en prépension, transférant d’autres vers le ministère des finances et ne maintenant que quatre hommes à leur tâche : deux qui se consacrent maintenant à l’informatique et deux autres aux archives papiers pour le compte du ministre de l’intérieur. Voilà qui aurait dû mettre le point final à une histoire longue comme la Belgique. Il n’en était rien : ce fut le moment où la fonction de recenseur de loi devint plus secrète que les rapports de la Sureté d’Etat, elle disparut du radar public et acquit un prestige étrange, celui dont seule est consciente la personne qui fait le travail car elle sait que sans elle rien ne se passe mais que d’elle rien ne se sait.

Au fil des années, un problème se fit de plus en plus pressant. Entre les conseils communaux, ministériels, provinciaux, déjeuners avec la presse, permanences sociales, soirées caritatives, dîners au Rotary, maisons du commerce, verres avec les syndicats, les pécheurs, les éditeurs, les libraires, petits canapés avec les ténors de la culture subventionnée, inaugurations de ponts, de fermes ultra-modernes, dévoilements de statues à l’innocence brisée, la première frite, la dernière bière, achat du tableau majeur d’un artiste mineur pour le musée du bled ou d’un croquis sur nappe tâchée de graisse d’un artiste majeur pour le médiocre musée de la grande ville, sièges assis dans le stade d’un club rouge de province foot où personne ne chante plus que pour la célébrité des tribunes, avant-première du dernier film du premier réalisateur venu, champagne à go-go, voyages à Paris histoire de visiter l’ambassade, à New York histoire de visiter l’ONU, à Bogota histoire de visiter une candidate présidente de la jungle, à Tokyo pour les sumos, présences aimables et bienveillantes dans une école maternelle par trimestre, tapotements sur têtes blondes, discours à la loge, à l’évêché, chez les laïcards, lectures des auteurs nationaux qui contribuent à la grandeur de notre pays, médailles pour noces d’or, d’argent, de diamant, ils n’avaient tout simplement plus le temps de discuter, d’élaborer, de voter des lois. Le peuple s’en portait peut-être mieux, mais il l’ignorait. Ce qu’il voulait, n’est-ce pas, c’est voir ses représentants partout – jusqu’à, s’il le faut, mourant entre les jambes d’une maîtresse-, et se réveiller chaque lendemain matin avec un journal parlé qui lui offre le détail de ce qui va législativement changer. Il voulait l’omniprésence, le tout-terrainisme quatre roues motrices mais il voulait aussi les réponses votées aux problèmes qu’il ne savait pas avoir le jour précédent. Dans les cénacles bien informés, on se souvient encore de ce pauvre député d’une petite ville des abords de la frontière qui avait craqué après une matinée passée à bouffer du boudin, du jambon, de la saucisse avec les agriculteurs de sa région, un repas avec un investisseur potentiel, une collation avec un galeriste, le coup d’envoi d’un match de basket-ball, un début de soirée à supporter sa femme, une fin de soirée à essayer de plancher sur un dossier pour le vote du lendemain. Il s’était levé de sa chaise de travail, se rendant compte que ça faisait six mois que c’était comme ça et que le lendemain il devrait aller goûter des tomates et voir des vieux dans une maison de retraite. Il jugea que ce n’était plus possible, prit sa voiture pour aller à la tour des finances, d’où il sauta en se mettant une balle dans la tête histoire d’être certain. Et d’autres se dirent donc aussi que c’en était trop. On chercha une solution. Il devint vite clair que l’élu était irremplaçable sur le terrain : en démocratie, on n’utilise pas de sosies. Par contre, si on trouvait des gens talentueux pour le travail de l’ombre, celui qui consiste à flairer le problème qui épand ses douces effluves dans l’air du temps, puis à trouver les agents qui l’élimineraient et composeraient la formule pour en garantir le succès biochimique, alors il n’y aurait plus à vraiment travailler – c’est ça qui tue- et il ne s’agirait plus que d’ingurgiter de temps à autres une pilule anti-aigreur d’estomac et venir au parlement pousser un bouton parmi trois.

C’est ainsi qu’on décida d’engager cinq agents avec mission de fournir problématiques et lois clefs-en-main aux élus du pays entier. Ils ne sont pas officiellement fonctionnaires mais en ont tous les avantages sans les inconvénients : ils sont rétribués à hauteur de leurs talents particuliers, prime de confidentialité, prime de productivité, prime de retentissement médiatique. Statutairement indépendants, sous contrat au parlement, ils émargent à une caisse noire alimentée par les fonds secrets que se voit confier le premier ministre chaque année. On les appelle les recenseurs de lois, doux euphémisme qui n’est dû qu’au hasard et à la liquidation simultanée du service des vrais recenseurs. Non seulement personne, en dehors des élus, ne connaissait ces cinq hommes jusqu’à ce que je rencontre Gaspar mais si un curieux devenait trop curieux, leur appellation devait le détourner de la réalité. Si tu parviens à leur faire utiliser le mauvais nom, ils ne parviendront jamais à la vérité.

Gaspar ne s’occupe pas de compilation, non, Gaspar invente, compose, prosodie, se soucie de poétique. Oui : Gaspar est de ces hommes qui parviennent à mettre des mots sur les préoccupations du moment et du temps qui n’est jamais assez beau. Des recenseurs de lois, Gaspar est le meilleur, le seul génie. Et un génie qui fait banquette parce que son entraineur ne peut l’utiliser est malheureux. Voilà pourquoi, ce soir-là, il tentait de débusquer les sous-marins au fond de son verre à pils.

(Comment devient-on recenseur ? Que fait-il ? Qui sont ses amis ? Dans quel habitat dort-il ? Qu’est-ce qui l’excite ? Comment survit-il aux crises du climat institutionnel ? Toutes ses réponses –et plus !- un de ces quatre)