lundi 12 janvier 2009

Sept

J’ai le titre de mes sept prochains livres.

Pour certains, j’ai aussi un début d’histoire, une trame ou une idée de ce qu’ils contiendront.

Il ne reste plus qu’à les écrire.

On dit que c’est le plus dur, mais pronom indéfini signifie menteur.

A moi le Goncourt.

lundi 18 février 2008

Massacre a’ BBhirmingham

Il y a trois semaines, je suis allé rendre visite à mes parents. Je venais d’arriver lorsque mon père me dit avoir quelque chose pour moi. Il descendit à la cave avant de remonter, sourire aux lèvres, quelques feuilles jaunies, racornies, abimées. Les restes de mon premier roman, porté disparu pendant des années, sans doute emporté par les eaux brunâtres de l’Ourthe après une des nombreuses et dévastatrices crues qui s’abattaient à intervalle régulier sur mon village d’enfance, punitions naturelles de l’insouciance humaine. Huit pages dans ma main. Silence. Bloc de papier recyclé, tel que celui offert chaque année à Noël par un intrus. Viré moutarde. Dévoré par les souris – une page est d’ailleurs à moitié illisible, on voit clairement les traces de dents des rongeurs. Stupeur, silence. Mais pas de tristesse. Quand on croyait à la disparition, qu’importe l’état tant qu’il y a un retour. Mon premier roman.

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Le titre :
Massacre a’ BBhirmingham – les deux B sont barrés et, comme l’erreur d’orthographe, viennent souligner l’éminente fictionalité du texte. L’apostrophe apparemment mal placée participe déjà d'une entreprise Schmidtienne de désengagement des conventions qui elle-même accentue la déréalisation du récit.

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L’automne belge de 1990, j’avais neuf ans. Dans ma tête, un film : l’école est sur la colline, à côté de l’église. On arrive au parking, je sors avec ma mère et me dirige vers les escaliers menant, en contrebas, au bâtiment où se trouvent les classes. Plusieurs enseignants des localités avoisinantes font le pied de grue, dans le froid. Grève. Pas de cours. Il y a une garderie sur laquelle veille la dame qui m’a appris à lire. Les jours suivants, j’emmène avec moi l’une de mes deux machines à écrire. J’avais celle de ma mère, grise, style années ’70. J’avais celle de mon père, noire, style rétro. C’est celle que je préférais et que je pris avec moi. Je ne me souviens pas de la marque, mais toujours des touches, du ruban, du rouleau, du son qu’elle faisait, de la sensation qu’elle renvoyait aux doigts.

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L’introduction :
Intitulée « Procés », elle induit chez le lecteur d’abord un sentiment de familiarité – on est dans un roman policier, la salle de tribunal est un élément essentiel du décor de base – et puis l’étonnement, voire la déstabilisation, puisqu’il est vite évident que l’instructeur est l’auteur lui-même et que la personne jugée n’est pas un des criminels dont on nous a promis la chasse, mais bien un certain JS de ses amis. L’acte d’accusation est grave : JS est un sale tricheur. Il y a deux témoins à charge : celui de JVH qui explique que le dénommé JS a prétendu une fois que la balle était rentrée dans le goal alors que c’était lui, JVH, le gardien et qu’il savait pertinemment bien qu’il l’avait cueillie avant qu’elle ne franchisse la ligne, et puis celui de FA qui expose un cas classique de classe de cours : JS se retourne, lui prend sa feuille de calcul pour copier avant de prétendre à la maitresse qui avait compris qu’il se tramait quelque chose que c’est FA qui recopiait. Le juge-auteur conclut par un pronunciamiento. Il prend le contrôle, jure de ne pas être un dictateur -- contrairement à JS --, promet la liberté d’expression et d’action, l’interdiction des disputes et l’arrêt des attaques surprises à la base. Il nomme JVH premier ministre, FA chef de la police, un certain B chef de l’armée et un certain Q trésorier.

Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’une parodie féroce de l’institution judiciaire et des procès réels : il n’y a pas de défense, pas de jurés, pas de délibérés et, plutôt que par la justice, il se conclut par une déclaration grandiloquente et démagogique qu’on pressent déjà mensongère. Certains y voient un clin d’œil ou plutôt une critique sauvage de la constitution américaine et de ses promesses de laissez-faire, laissez-passer, mais aussi des déclarations pacifistes et isolationnistes ayant émaillés les discours de nombreux candidats à la présidence – on sait ce qu’il en advint. D’autres commentateurs, moins américano-centristes, voient dans la figure de JVH celle de JVH², donc celle de JVHH, c'est-à-dire JHVH. Cette interprétation religieuse est encore renforcée métaphoriquement par la présentation de ce personnage comme gardien supposé préserver la virginité de son but et décider qui peut entrer en son sein / saint. Dans cette optique, on peut voir JS comme l’inversion de Saint Jérôme (SJ / JS). On sait que l’inversion est une des caractéristiques sataniques, on sait moins que Saint Jérôme est celui qui traduisit HYLL en Lucifer. On voit donc qu’à travers l’utilisation d’une poignée de nom, l’auteur arrive à rendre toute une chaîne complexe de référents théologiques. Le sens de FA est nettement moins clair : certains veulent y voir un clin d’œil à la Football Association anglaise mais cette interprétation frappe par son décalage avec les théories généralement admises. Il faut bien préciser qu’aucune de ces pistes d’analyse n’est mutuellement exclusive. La polysémie semble être une des caractéristiques fondamentales de ce texte.

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C’était une école communale d’un village de moins de mille habitants. Nous n’étions qu’une petite cinquantaine pour six années d’enseignement, il n’y avait que trois professeurs qui s’occupaient chacun de deux niveaux en même temps, dans la même classe. Ces jours de grève, seuls ceux dont aucun des parents ne pouvait s’occuper pendant la journée étaient présents dans cette étude improvisée. Nous étions sans doute une dizaine, assis aux vieux pupitres qui, partout sauf là, avaient déjà été remplacés de par le pays. Bois brun acajou verni, rainure pour les crayons, trou pour la bouteille d’encre et, cette fois-là, ma machine à écrire. Les autres jouaient à je ne sais trop quoi, sans faire de bruit, ou sans en faire trop. Peut-être avec des voitures ou des GI Joe sur le sol, mosaïque années ’50 de pavés rouges et de pavés jaunes. Sur l’estrade, devant le tableau vert, un bureau d’où madame N. nous surveillait.

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L’action
La première page est composée essentiellement de dialogues brefs et percutants. Le commissaire téléphone à un tueur à qui il propose « A ¢¢ ø25 milles LIVRES-STERLING » pour tuer les frères Jhons. L’assassin est honoré et promets de s’en aller le lendemain même à New York pour les éliminer. Le chapitre se termine sur un « plus-tard dans l’avion » sec et mystérieux : sur ce fameux plus tard, l’auteur restera muet.

Le thème de la parodie de la loi, de la justice est toujours présent : bien que l’on sache qu’il s’agit probablement de criminels, le fait qu’un commissaire veuille faire tuer les Jhons par un assassin sous contrat ne peut que choquer et perturber le lecteur. Le commissaire est-il un voyou ou s’agit-il de nous encourager à revoir nos conceptions occidentalo-centristes de l’ordre et des institutions comme garantes d’une élusive liberté et protectrice du bien ? Il parait évident que cette deuxième perspective est bien plus riche.

On notera aussi le travail complexe de l’auteur sur la mise en page. De nombreuses lettres ont été à moitié barrées, d’étranges symboles émaillent le cours du dialogue, seule une moitié de la feuille est utilisée et les points d’exclamation donnent un rythme martialo-musical propre à être scandé.

La page suivante est aussi à moitié remplie seulement. Mais là où la première était divisée en deux horizontalement, celle-ci l’est verticalement, indiquant sans doute que le commissaire d’abord passif / couché – ce n’est pas lui qui allait faire la sale besogne – se met en branle et passe à l’action / se lève. On ne sait pas ce qui s’est passé à New York, mais les frères Jhons sont maintenant en Grande-Bretagne, et la police en a marre. On vient de trouver la voiture des bandits dans « un foss,èaua) alentour de NOTHINGAM ! ». Comme on le voit typographiquement, la panique s’empare de l’agent dont on peut se demander s’il est apte à maintenir l’ordre. Une fois sur place, ils découvrent une Opel Kadett, (voiture étrange pour des bandits de dimension internationale -- encore une fois l’auteur se joue des conventions et clichés du polar), une mitraillette vide et le corps sans vie de Munro Jhons, dont la rivalité avec son frangin Loui était proverbiale. La scène se conclut sur le haut de la cinquième page : le commissaire donne l’ordre de prévenir la criminelle. Mais si la criminelle, ce n’est pas lui, qui est-il donc ? Une fois de plus, pas de réponse.

Cette cinquième page est une autre cassure dans le rythme visuel du texte qui n’occupe toujours que cinquante pourcent de la surface disponible mais dont l’agencement devient extrêmement sophistiqué. Le haut de la page est un bandeau vide auquel correspond sur le bas un bandeau rempli de texte. Entre les deux, une division entre le blanc et le noir du récit : sept-douzième vide, une ligne invisible et puis le corps du texte, justifié sur la gauche. Sans aucun doute, la page présente l’aspect d’une tête prise à partir du haut des épaules. Celle du cadavre-Munro ? Celle, narguant la police, de Loui, l’assassin présumé ? Celle du commissaire qui -- on va le voir -- cogite ? Celle de l’auteur, qui insiste de manière subliminale pour qu’on n’oublie pas que le meurtrier et le justicier, l’agent de désordre et le garant de l’équilibre, c’est bien lui ? Ou celle, qu’on se paie, du lecteur ?

Dans la voiture de retour vers le poste, le commissaire réfléchit à la difficulté de sa tâche. Beaucoup de ses collègues abandonneraient, mais il voit déjà la prime et l’image de marque que pareil coup entrainerait. Le policier ne fait pas son travail pour le bien commun, mais pour la gloire et l’argent, nous dit-on ainsi. Et si c’est trop risqué, il préfère laisser courir les malfrats. Dans la même veine, il faut donner toute son importance à une intervention du narrateur qui pourrait paraître anecdotique : « Mais,lecommissaire doit arrèté depensé car la voiture s’arrètent devant le siège de SCOTLAND-¥ARD ». Le commissariat est vu comme un lieu où non seulement on peut mais surtout on doit arrêter de penser. Il est aussi évident que ce qui, au premier abord, serait juste un chaos typographique fait sens : depensé veut dire à la fois de penser et dépenser -- le commissaire imaginait déjà ce qu’il allait faire avec sa prime, et les contraintes financières déterminent ce qu’est la police – et cette idée est renforcée par le symbole du Yen japonais utilisé par l’auteur dans le mot Scotland Yard.

Le retour au poste est bref : on lui téléphone pour lui annoncer que les frères Jhons ont été vus à Glasgow. En taxi, il se rue à « l’aréoport ».

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Je me suis lancé dans mon entreprise romanesque avec beaucoup d’enthousiasme et une idée que je pensais assez précise de ce que j’avais l’intention de faire : l’histoire d’un policier anglais -- mon pays préféré -- lancé sur la piste d’une redoutable bande de criminels. Il devait y avoir des tirs et des courses poursuites. Point n’était besoin de plus. Mon copain J., moitié-hollandais, moitié-irlandais (disait-il), mythomane de grande dimension (je ne sais trop si j’en ai rencontré un plus gros depuis) prétendait qu’il allait se rendre en voyage à Paris le mois suivant (ou deux ou six mois plus tard, il ne se souvenait jamais exactement) et qu’il irait amener mon manuscrit aux éditeurs. On l’appelait morve-au-nez, c’est le seul gars que je connaisse à avoir réussi, alors qu’il était gardien (enfin, on disait kep’), sans pression aucune, à dégager à la main le ballon dans son propre but. Il prétendait aussi qu’il y avait un trou dans le mur de sa chambre à travers lequel il pouvait voir la voisine faire des choses. Je suis allé chez lui plusieurs fois, de trou il n’y avait pas. Par contre, au-dessus de son lit, le poster d’un vieux bateau dix-neuvième sur lequel selon lui, à ce moment précis, son oncle naviguait.

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La sixième page est la plus endommagée par la gourmandise des souris. Il faut dire qu’elle est très bonne, plus légère et donc fort différente du reste du livre – malheureusement on sait à peine ce qu’elle contenait. Le commissaire tente d’acheter un billet d’avion pour Glasgow. La dame chargée de la vente s’écrie : « Mais il est déjà parti et depuis 45 MINUTES malheureux perssonage ! ». Notre héros/anti-héros (à ce stade de la narration, on penche pour la deuxième, ultra-moderne hypothèse mais qui sait vraiment ?) ne se démonte pas : « Mais comment est se possible ! Je suis commissaire à SCOTLAND-¥ARD $ ! ». La femme de conclure philosophiquement : « il m’est impossibled de faire l’impossible pour vous ! ». C’est une belle et subtile illustration de la police qui croit en sa toute puissance : tel Dieu, rien ne peut l’arrêter et le fait de rater un avion c’est, sans mauvais jeu de mot, un retour sur terre, une chute de la position de démiurge dans laquelle la loi s’était scandaleusement mise. Il s’agit toujours pour l’auteur de remettre en cause les présupposés et les valeurs de la cosmogonie occidentalo-étatique. Et donc, peut-être plus humble (mais pour combien de temps ?), le commissaire se rend à la gare. Les experts s’accordent à dire que se joue ensuite une scène absurde entre lui et le contrôleur du train autour de sa détention ou non d’un billet en règle, mais les coups de dents nous empêchent d’être formels à ce sujet.

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Je me souviens d’avoir été particulièrement excité à l’écriture de ma scène de poursuites en bagnole, mais elle fait partie de ce qui a disparu. Entre les trous de souris et les feuilles qui se sont faites la malle, il m’est très difficile de faire sens d’un projet pareil.

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La dernière page sauvée des eaux se déroule dans une ville non nommée (sans doute Glasgow, mais au rythme jusque-là imprimé, pourquoi pas Londonderry ?). La voiture des frères Jhons entre en trombe dans une rue et massacre les passants à coups de mitrailleuse. Le commissaire en a marre, son inspecteur aussi. L’escalade est incontrôlable. L’heure de la mobilisation a sonné. Mais dans ce livre, l’unanimité ne dure jamais et ce qui était direct bifurque toujours. Alors que le commissaire, pour la deuxième fois, s’exclame qu’il faut les avoir, l’inspecteur dit : «je veux bien vous croire, commissaire ». La réponse est cinglante : « pourquois auparavent vous ne me croiez pas ». Se peut-il qu’on essaie de nous expliquer que l’obsession du commissaire n’était partagée par personne de son corps, ou même qu’elle était purement fictive et imaginaire ? Cette attaque a-t-elle vraiment été signée par les Jhons ? Rien dans le texte ne permet de le dire et on peut même en douter : si leurs goûts en matière de voiture sont constants, comment une véhicule de la classe d’une Kadett peut entrer en trombe dans quelque rue que ce soit ? De plus, auparavent / auparavant + vent indique sans doute que le commissaire faisait du vent, parlait pour ne rien dire et le fait que la phrase ne se termine pas en point d’interrogation illustre son isolation au milieu de ses collègues ainsi que la possibilité qu’il ait eu besoin d’un évènement particulier – le massacre – pour motiver les troupes. Est-il derrière tout ça ? Plus simplement, d’autres spécialistes voient dans ce passage l’illustration que les prophètes parlent souvent seuls et qu’on ne les remercie pas une fois qu’on admet la véracité de leurs théories. Quelque part entre ces deux pôles d’analyse, on soulignera que l’auteur, onze ans avant les faits, avait déjà prédit les réactions au onze septembre. Autant de clairvoyance laisse pantois.

Au-delà des ces théories académiques, le texte, s’il est riche en indice, ne laisse pas de piste claire. On peut regretter la disparition de ce qui composait le reste de cet indubitable magnum opus. Les seules certitudes seront celles qui nous serviront de conclusion : tout est dans le titre. « Massacre a’ BBhirmingham » est un livre du désordre, du réel / iréel, expérience folle sur la syntaxe, la typographie et la mise en page : il détruit notre monde pour en construire un nouveau où l’auteur est le roi. Il n’y a pas de massacre à Birmingham pas plus qu’il y en a a’ BBhirmingham : ce paradoxe est la clef du codex ici présenté. Ses incohérences sont cohérences. Sa folie est raison. Son monde est le nôtre, mais on ne le sait pas encore.

lundi 4 février 2008

Bruit du silence, science du bruit

La main en l’air, le bout de deux doigts touchant à peine la page du livre, il reste comme suspendu dans le temps, immobile. Sur son visage, trois rides ondulent, signe de tracas ou de douleur. Il retient sa respiration. Et puis, tendant l’oreille il entend, il croit entendre, oui, en écoutant bien, oui, pas de doute, une corde de violoncelle, doucement, un drone, une note, un son monte de la cave par la tuyauterie et l’atteint au deuxième. Le livre tombe par terre et sa main, d’un geste rapide, remonte au front d’où elle descend sur les paupières maintenant fermées. Il n’en peut plus, ne souhaite que la tranquillité, le calme, le silence, le véritable silence, pas le silence cagien, pas le silence avien, le silence, le silence, le rien.

Dans les premières années de son mariage, tout était pourtant parfait. Il était heureux d’avoir pour femme une musicienne, de pouvoir sortir de son cercle de passions, d’aller à l’opéra écouter Berg, de discuter musique concrète, redécouvrir Bach, l’entendre jouer. Leurs têtes-à-têtes se passaient toujours merveilleusement, car, si ce à quoi ils dédiaient leurs vies était fondamentalement dissemblable, ils avaient les connaissances basiques nécessaires pour parler de ce que chacun aimait, la curiosité d’apprendre et la volonté d’encore mieux se comprendre. Il y a quelques années encore, il pensait régulièrement à un soir, un an ou deux après qu’ils se soient mis à vivre ensemble, où ils parlèrent, autour d’une bouteille de Crozes Hermitage, de Goldberg : variations de Gabriel Josipovici et de son utilisation de la forme épistolaire, du récit mythologique, son approche de l’analyse textuelle ainsi que ses références à Donne et à son art de la métaphore métaphysique ou encore la façon dont il complexifie au fur et à mesure son texte, tout comme le roman s’est complexifié au cours des années. Chaque fois, il se disait n’avoir jamais été autant amoureux de sa femme que ce jour-là où leurs deux passions s’unirent. Et chaque fois, il sentait énormément de tendresse pour elle, tendresse qui trouvait sa logique conclusion derrière les portes fermées de la chambre à coucher.

Mais tout ça était bien fini. Ils ne se parlaient plus, ne se touchaient plus, dormaient toujours ensemble sans vraiment vouloir savoir pourquoi. Il passait ses journées dans son grenier aménagé, bureau et bibliothèque mansardée, à sa table de travail ou dans son fauteuil, ne descendant que pour se faire un sandwich à midi ou aller aux toilettes. Il avait tout ce qui lui était nécessaire, bouilloire électrique, tasse, thés, dictionnaires, ordinateur et pouvait travailler quinze heures par jour sans éprouver le besoin de sortir. C’était d’ailleurs cet amour de la mansarde qui avait créé les premières lézardes dans leur couple : il y avait eu un moment où il avait cessé complètement d’avoir envie d’aller au concert ou au cinéma, se trouvant parfaitement bien là où il était, sans jamais sentir la nécessité de savoir plus de l’extérieur que ce qu’il laissait entrer chez lui. Ensuite, c’est la musique qui disparut de sa vie. Il l’aimait avant, mais comme on s’attache à un pull qu’on ne pleurera pas quand il deviendra trop petit : il était prêt à l’abandonner en faveur de quelque chose de mieux. Et justement, la nécessité de silence apparu lorsqu’il se rendit compte qu’il était incapable de lire en musique, d’écrire au son des instruments. Il ne voulait plus rien entendre, exigeait le calme durant la journée, refusant même d’écouter quoi que ce soit de musical pendant le dîner, le chaos sonore l’empêchant, disait-il, de penser à ce sur quoi il planchait. S’en suivirent des disputes, des compromis, des promesses d’abord tenues puis abandonnées, et, lentement, l’indifférence. Bien d’autres en seraient restés là, mais lui, non. L’hostilité, la haine fit son apparition. Simplement la savoir au travail en bas, juste entendre, même très faiblement, le bruit d’un de ses instruments suffisait à lui donner une horrible migraine, détruire la journée de travail, le plonger dans une colère muette mais terrible. Il n’avait plus écrit une ligne depuis six mois. Il en venait à penser que seul le meurtre mettrait fin à son calvaire. La semaine dernière, il avait acheté une corde de guitare lors d’une de ses rares sorties. Lorsque son livre toucha le sol, il se souvint de sa présence dans le tiroir de son bureau. Qu’elle meure comme elle a vécu. Qu’elle déguste sa propre potion.

*

L’archet flotte en l’air, à deux centimètres des cordes du violoncelle. Son regard tombe sur les pages de la partition et, sans raison apparente, sa bouche se déforme dans une grimace presque imperceptible. Elle retient sa respiration. Elle l’imagine, elle le voit tendant l’oreille dans l’attente d’un son, déjà certain qu’il va être dérangé. Il est soit dans son fauteuil en train de lire ou à son ordinateur, noircissant les pages blanches de son processeur de texte, mais elle sait qu’il ne se concentre pas parce qu’il veille, oui, c’est ça, il veille, il se perd loin de ce qu’il fait parce qu’il veut entendre venir sa musique. Et elle relâche sa main, fait vibrer la corde, mais ça sonne faux. Elle n’en peut plus, ne souhaite que pouvoir faire retentir librement tous les sons qu’elle veut écouter se répercuter sur les murs de la maison, elle ne veut plus que des notes et sans doute quelques indications sur le papier, plus de littérature, que des manuels techniques.

Dans les premières années de son mariage, tout était pourtant parfait. Elle était heureuse d’avoir pour mari un écrivain, de pouvoir sortir de son cercle de passions, d’aller à une lecture de Gass, de discuter modernisme allemand, redécouvrir Cervantès, lire son roman en cours. Leurs têtes-à-têtes se passaient toujours merveilleusement, car, si ce à quoi ils dédiaient leurs vies était fondamentalement dissemblable, ils avaient les connaissances basiques nécessaires pour parler de ce que chacun aimait, la curiosité d’apprendre et la volonté d’encore mieux se comprendre. Il y a quelques années encore, elle pensait régulièrement à une nuit, un an ou deux après qu’ils se soient mis à vivre ensemble, où ils parlèrent, autour d’une bouteille de Marques de Riscal, du Docteur Faust de Thomas Mann et de son utilisation des théories de l’harmonie, du contrepoint, son approche de la polyphonie ainsi que ses références à Schönberg et à son système atonal, pardon, à douze sons. Chaque fois, elle se disait n’avoir jamais été autant amoureuse de son mari que ce jour-là où leurs deux passions s’unirent. Et chaque fois, elle sentait énormément de tendresse pour lui, tendresse qui trouvait sa logique conclusion sur le sofa du salon.

Mais tout ça était bien fini. Ils ne se parlaient plus, ne se touchaient plus, dormaient toujours ensemble sans vraiment vouloir savoir pourquoi. Quand elle ne sortait pas pour donner cours ou aller aux répétitions, elle passait ses journées dans sa cave aménagée en mini-studio, atelier de composition et d’expérimentation. Elle y avait tout ce qui lui fallait, de la machine à expresso aux instruments les plus divers, pouvant rester à essayer tout ce qu’elle voulait pendant des heures, convaincue de trouver une pépite pour le futur. Sa passion pour les machines à musique, comme elle les appelait, avait créé les premières lézardes dans leur couple. Alors qu’il recevait des nombreux livres des éditeurs et commandait le reste sur internet, elle devait toujours se déplacer pour tester les sonorités avant d’acheter et, petit-à-petit, il faisait de plus en plus de difficultés à l’heure de l’accompagner. S’en suivirent des disputes, des compromis, des promesses d’abord tenues puis abandonnées, et, lentement, l’indifférence. Bien d’autres en seraient restés là, mais elle, non. L’hostilité, la haine fit son apparition, ainsi que l’idée que passer du temps dans les bouquins lui était plus important que de passer du temps avec elle. Comme une femme trompée qui déteste tout ce qui lui rappelle l’autre, elle se mit à ressentir des nausées à la simple idée de littérature. Le savoir là-haut, reniflant les pages d’un Valéry, se vautrant comme un porc dans Céline ou en train de tacher des pages autrefois vierges suffisait pour la paralyser dans son travail, la plonger dans une jalousie sans objet mais incontrôlable. Elle n’avait plus composé une mélodie valable depuis six mois. Elle en venait à penser que seul le meurtre mettrait fin à son calvaire. La semaine dernière, elle avait acheté une copie à la lourde reliure de Against the day. Lorsque sa fausse note poussa son dernier soupir, elle se souvint de sa présence dans son sac à partitions. Qu’il meure comme il a vécu. Qu’il déguste sa propre potion.

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La corde en main, il se dirige vers la porte. Elle jette un regard vers le haut et se met à gravir l’escalier. En chemin, son poing droit se crispe autour de son arme alors qu’il pense au couinement du piano, la plainte du violon, le trombinement du trombone, les flatulences de la trompette et le casserolement des percussions. Sous le poids, elle lâche presque son livre mais ses forces lui reviennent en même temps que Virginia, phare d’où l’on voudrait se jeter de désespoir, Gertrude, dans le vide, la pierre autour du cou, Joan, mourir sans se raconter d’histoires, Lydia, en finir avec ces dérangements permanents, George, au fond de la mare. Les marches craquent sous ses pieds, il sait qu’il ne lui tombera pas dessus par surprise, mais il s’en fout. Ses pas sont légers comme son cœur le sera d’ici quelques minutes si la porte de la mansarde ne grince pas, pense-t-elle. Surgissant hors de la chambre, le chat s’arrête et le fixe pendant deux secondes puis détale : il a compris qu’il se passe quelque chose. Arrivée dans le hall d’entrée, elle voit le chat se ruer dans la cuisine, en ressortir le bout de la tête, la regarder et puis, aussi vite qu’il était apparu, se retirer prudemment sous la table : il a compris qu’il se passe quelque chose. Tous les deux sentent que le moment décisif approche, ils pensent qu’ils ne leur restent que deux volées d’escalier avant de mettre fin au cauchemar. Chacun s’arrête un instant, se concentre comme un tireur de penalty afin de trouver la force de donner la victoire à son équipe. Mais c’est plus facile pour eux, ils ne doivent pas se poser de questions – à droite, à gauche, au centre, en haut, en bas, à mi hauteur ?- car ils connaissent déjà outil et méthode. La seule chose qu’ils ne peuvent savoir, c’est s’ils auront la force. Ils n’y pensent d’ailleurs pas, puisqu’ils ne doutent pas que leur saine colère sera suffisante pour que le livre défonce la paroi crânienne, pour que la corde écrase la trachée jusqu’à étouffement. Et donc ils s’élancent, corde au poing, livre à la main. La surprise est grande, lorsque, levant la tête, baissant la tête, elle le voit, il la voit, en chemin vers lui, en chemin vers elle. Il tient une corde de guitare. Elle ne comprend pas. Elle porte un grand livre. Il ne comprend pas. La colère s’évapore. Le livre s’écrase, mais pas sur une tête. La corde s’enroule, mais pas autour d’un cou. Elle est émue qu’il soit venu vers elle. Il est ému qu’elle soit venue vers lui. Pour la première fois depuis bien longtemps, une même impulsion les dirige, un même mouvement les jette l’un vers l’autre. Ce ne sont pas les coups qui volent, mais les vêtements. Les mains s’élèvent sans se fermer en poing, les paumes restent ouvertes sans claquer : elles caressent. Deux corps s’effondrent sans que ce soit la grande faucheuse qui en prenne la responsabilité : si vers la mort ils se dirigent, elle sera petite.

lundi 21 janvier 2008

Gaspar au fond du bar

Il plongeait son regard au fond de son boc de bière, fixant un reste de mousse, pareil à des filaments de salive, sur un liquide dont tout le gaz s’était échappé. Il avait l’air ailleurs, pleurant un frère, une femme, un ami. Le café était plein, et le seul endroit où je pus m’asseoir était le tabouret précisément à ses côtés. Un jeudi soir de novembre, il y a toujours du monde dans ce troquet de la rue de l’enseignement. La clientèle se composait, comme toujours, d’habitués, employés de mon journal ou du parlement, fonctionnaires des ministères avoisinants, l’un ou l’autre commerçant. Lui, je ne l’avais jamais vu et l’observais du coin de l’œil. Il ne bougeait pas, il fixait toujours le même point comme si du fond de son verre allait surgir une révélation quelconque. La radio passait une vieille chanson des années ’70, une de celles où le chanteur regrettait la femme qu’il avait laissée derrière. En buvant mon Orval, je me demandais si c’était le même genre de situation qui avait fait échouer l’homme ici. A la fin du morceau commença le flash d’information. Je savais déjà tout ce qu’on allait y dire et ne comptais pas y prêter attention, jusqu’à ce que j’entende mon voisin se mettre à marmonner tout seul. J’essayai de forcer mon oreille à ne rien écouter d’autre que ce qu’il disait, laissant de côté le murmure de la salle, les conversations du bar, le bruit des pompes et des frigos. Je crus comprendre le mot « loi ». Ça n’avait aucun sens, mais c’était bel et bien ce que j’entendais. J’avais l’impression qu’il répétait une courte phrase comme on répète un mantra, mais de quoi s’agissait-il ? Ce n’est que lorsque la radio passa une interview avec le formateur que l’inconnu éleva un peu le ton et que je pus distinctement saisir les mots qui jusqu’ici n’échappaient qu’avec hésitation et retenue de sa bouche. « Donne-moi des lois », disait-il. Donne-moi des lois. Insensé. J’avais, ces dernières semaines, rencontré beaucoup d’employés des administrations se plaignant de l’absence de gouvernement qui les empêchait de travailler. Il s’agissait toujours de mensonges ou de demi-vérités servant à cacher la recherche d’une nouvelle excuse pour demander plus de crédits. Mais si je pensai pendant quelques instants qu’il était un de ceux-là, je ne pouvais m’empêcher d’être surpris par l’étrange formulation de sa revendication. Comme s’il lisait dans mes pensées, il leva la tête de son verre, me fixa pendant quelques secondes et me dit : « seule mon équipe est à l’arrêt complet ». La douleur et la détresse se lisaient dans ses yeux, et ceci couplé avec l’inattendue interpellation provoqua en moi un silence de quelques instants. Reprenant mes esprits, je lui posai la seule question possible. C’est ainsi que je fis la connaissance de Gaspar, recenseur de lois.

Ils ne sont pas beaucoup à exercer ce métier, une poignée à peine. Pour des raisons qui paraissent évidentes a posteriori, l’existence même d’une équipe de recension législative est un secret jalousement gardé. Je suis persuadé de n’avoir été mis au courant que parce que Gaspar s’enfonçait alors dans une dépression éthylique et qu’il ignorait mon métier. A vrai dire, il ne me demanda jamais rien pendant toutes nos discussions, ne faisant que parler, parler, encore parler, ne s’arrêtant que pour écouter une de mes rares interventions. Recenseur de lois est une appellation trompeuse et, ce soir-là, il s’attacha à dissiper les brumes qui entourent cette bien mystérieuse fonction. C’est ainsi que j’appris que Léopold de Saxe-Cobourg Gotha, à peine devenu premier Roi de Belgique en 1831, confia à Félix de Muelenaere, son premier ministre, la tâche d’engager un homme de confiance pour maintenir ce qui ne s’appelait pas encore une base de données regroupant toutes les lois votées pour le peuple belge ainsi que toutes les décisions de toutes les entités publiques, du sommet de l’Etat jusqu’à la plus petite commune. Jamais nommé dans les livres d’histoire, Lysandre Mayelle accomplit son travail seul pendant plusieurs années, mais, les députés, bourgmestres, échevins, ministres prenant cœur à leur ouvrage, il fallut vite lui désigner quelques assistants. Ils auraient été une petite dizaine dans les premiers jours de 1900 et le cadre se stabilisa dans les années cinquante, avec une vingtaine de scribes.

Gaspar s’empressa de me préciser qu’aussi noble et utile puisse être cette tâche, je ne devais pas un seul instant penser que c’est à cela qu’il consacrait sa vie. Non : il y eut un énorme changement en 1983. L’informatique, m’écriai-je. Gaspar me regarda, peiné que j’aie l’audace de l’interrompre pour faire sortir d’entre mes lèvres pareille billevesée. Sans même se donner la peine d’utiliser de forme négative pour articuler mon erreur, il continua son explication et précisa que le problème naquit d’une grève des recenseurs. Elle dura plusieurs semaines, personne ne pouvait ajouter de nouveaux textes aux archives, ni surtout en consulter. Je pensais que ça n’ennuierait que l’un ou l’autre juriste en quête de lois oubliées, de décrets vieillis et d’ordonnances cocasses mais préférai me taire. Bonne idée, car une fois de plus je me trompais. Il s’avéra que personne ne put, pendant ce mois où les scribes se croisèrent les bras, imaginer, écrire, voter de nouvelles lois en confiance. Il y en avait tellement que le risque était grand de refaire quelque chose qui avait déjà été fait. Et de fait, dans les quelques sessions de la Chambre des représentants qui eurent lieu, et qu’édiles, huissiers et journalistes préférèrent envoyer aux poubelles de l’histoire, on revota certains textes deux fois et réinventa des lois de 1872 ou 1903 sans que personne ne s’en rende compte sur le moment. Il se chuchote qu’un député désespéré confia au président qu’il prendrait sa retraite si le cirque durait plus longtemps, parce que sa façon de voter (bouton vert s’il avait faim, bouton blanc s’il était fatigué ou bouton rouge s’il avait soif par exemple) ne fonctionnait que si on lui garantissait qu’il ne se prononçait qu’une seule fois sur chaque proposition.

Une fois le conflit résolu et pour que ce chaos ne se représente plus, il fut décidé dans un geste présenté publiquement comme un gage de la volonté inébranlable de modernisation de l’Etat d’informatiser le processus de collecte et d’éliminer purement et simplement le service de recension, laissant partir certains en prépension, transférant d’autres vers le ministère des finances et ne maintenant que quatre hommes à leur tâche : deux qui se consacrent maintenant à l’informatique et deux autres aux archives papiers pour le compte du ministre de l’intérieur. Voilà qui aurait dû mettre le point final à une histoire longue comme la Belgique. Il n’en était rien : ce fut le moment où la fonction de recenseur de loi devint plus secrète que les rapports de la Sureté d’Etat, elle disparut du radar public et acquit un prestige étrange, celui dont seule est consciente la personne qui fait le travail car elle sait que sans elle rien ne se passe mais que d’elle rien ne se sait.

Au fil des années, un problème se fit de plus en plus pressant. Entre les conseils communaux, ministériels, provinciaux, déjeuners avec la presse, permanences sociales, soirées caritatives, dîners au Rotary, maisons du commerce, verres avec les syndicats, les pécheurs, les éditeurs, les libraires, petits canapés avec les ténors de la culture subventionnée, inaugurations de ponts, de fermes ultra-modernes, dévoilements de statues à l’innocence brisée, la première frite, la dernière bière, achat du tableau majeur d’un artiste mineur pour le musée du bled ou d’un croquis sur nappe tâchée de graisse d’un artiste majeur pour le médiocre musée de la grande ville, sièges assis dans le stade d’un club rouge de province foot où personne ne chante plus que pour la célébrité des tribunes, avant-première du dernier film du premier réalisateur venu, champagne à go-go, voyages à Paris histoire de visiter l’ambassade, à New York histoire de visiter l’ONU, à Bogota histoire de visiter une candidate présidente de la jungle, à Tokyo pour les sumos, présences aimables et bienveillantes dans une école maternelle par trimestre, tapotements sur têtes blondes, discours à la loge, à l’évêché, chez les laïcards, lectures des auteurs nationaux qui contribuent à la grandeur de notre pays, médailles pour noces d’or, d’argent, de diamant, ils n’avaient tout simplement plus le temps de discuter, d’élaborer, de voter des lois. Le peuple s’en portait peut-être mieux, mais il l’ignorait. Ce qu’il voulait, n’est-ce pas, c’est voir ses représentants partout – jusqu’à, s’il le faut, mourant entre les jambes d’une maîtresse-, et se réveiller chaque lendemain matin avec un journal parlé qui lui offre le détail de ce qui va législativement changer. Il voulait l’omniprésence, le tout-terrainisme quatre roues motrices mais il voulait aussi les réponses votées aux problèmes qu’il ne savait pas avoir le jour précédent. Dans les cénacles bien informés, on se souvient encore de ce pauvre député d’une petite ville des abords de la frontière qui avait craqué après une matinée passée à bouffer du boudin, du jambon, de la saucisse avec les agriculteurs de sa région, un repas avec un investisseur potentiel, une collation avec un galeriste, le coup d’envoi d’un match de basket-ball, un début de soirée à supporter sa femme, une fin de soirée à essayer de plancher sur un dossier pour le vote du lendemain. Il s’était levé de sa chaise de travail, se rendant compte que ça faisait six mois que c’était comme ça et que le lendemain il devrait aller goûter des tomates et voir des vieux dans une maison de retraite. Il jugea que ce n’était plus possible, prit sa voiture pour aller à la tour des finances, d’où il sauta en se mettant une balle dans la tête histoire d’être certain. Et d’autres se dirent donc aussi que c’en était trop. On chercha une solution. Il devint vite clair que l’élu était irremplaçable sur le terrain : en démocratie, on n’utilise pas de sosies. Par contre, si on trouvait des gens talentueux pour le travail de l’ombre, celui qui consiste à flairer le problème qui épand ses douces effluves dans l’air du temps, puis à trouver les agents qui l’élimineraient et composeraient la formule pour en garantir le succès biochimique, alors il n’y aurait plus à vraiment travailler – c’est ça qui tue- et il ne s’agirait plus que d’ingurgiter de temps à autres une pilule anti-aigreur d’estomac et venir au parlement pousser un bouton parmi trois.

C’est ainsi qu’on décida d’engager cinq agents avec mission de fournir problématiques et lois clefs-en-main aux élus du pays entier. Ils ne sont pas officiellement fonctionnaires mais en ont tous les avantages sans les inconvénients : ils sont rétribués à hauteur de leurs talents particuliers, prime de confidentialité, prime de productivité, prime de retentissement médiatique. Statutairement indépendants, sous contrat au parlement, ils émargent à une caisse noire alimentée par les fonds secrets que se voit confier le premier ministre chaque année. On les appelle les recenseurs de lois, doux euphémisme qui n’est dû qu’au hasard et à la liquidation simultanée du service des vrais recenseurs. Non seulement personne, en dehors des élus, ne connaissait ces cinq hommes jusqu’à ce que je rencontre Gaspar mais si un curieux devenait trop curieux, leur appellation devait le détourner de la réalité. Si tu parviens à leur faire utiliser le mauvais nom, ils ne parviendront jamais à la vérité.

Gaspar ne s’occupe pas de compilation, non, Gaspar invente, compose, prosodie, se soucie de poétique. Oui : Gaspar est de ces hommes qui parviennent à mettre des mots sur les préoccupations du moment et du temps qui n’est jamais assez beau. Des recenseurs de lois, Gaspar est le meilleur, le seul génie. Et un génie qui fait banquette parce que son entraineur ne peut l’utiliser est malheureux. Voilà pourquoi, ce soir-là, il tentait de débusquer les sous-marins au fond de son verre à pils.

(Comment devient-on recenseur ? Que fait-il ? Qui sont ses amis ? Dans quel habitat dort-il ? Qu’est-ce qui l’excite ? Comment survit-il aux crises du climat institutionnel ? Toutes ses réponses –et plus !- un de ces quatre)

dimanche 9 décembre 2007

Javi dans le métro

Il neigeait le jour de sa mise en terre. Ça faisait peut-être dix ans que je ne l’avais pas vu, mais j’avais fait le déplacement pour lui rendre un dernier hommage. Il y a peu de chance que les jeunes espagnols connaissent son nom, bien qu’il ait eu un certain retentissement médiatique il y a une quarantaine d’années, et pourtant un homme qui a donné à sa vie une inflexion nouvelle en se basant exclusivement sur une bribe d’idée de Julio Cortázar mérite certainement que l’on garde son souvenir.

A vingt-six ans, Javi n’était qu’un employé ni bon ni mauvais, sans autre passion dans sa vie que regarder l’Atletico jouer et aller boire un caña avec quelques amis du quartier de son enfance, où il vivait toujours avec ses parents. Un beau matin, vers huit heures vingt-sept, les vautours firent leur apparition au-dessus de son immeuble : il venait de se réveiller avec le billet gagnant de la loterie dans la poche de sa veste et se retrouvait ainsi catapulté dans un monde de richesse sans avoir la protection qui va avec, puisqu’il était toujours entouré du décor dangereux de la classe moyenne. Il n’est, je pense, pas nécessaire de vous faire le tableau des sollicitations sous lesquelles il s’écroula pendant les semaines qui suivirent. Sa famille, plus patiente que ses amis et son entourage professionnel, se contentait de lui demander ce qu’il comptait faire avec sa fortune, dans l’espoir, sans doute, d’obtenir qui une villa, qui une voiture, qui une retraite plus douce. Javi refusait de se prononcer tant qu’il n’avait l’argent sur son compte en banque et je crois que personne ne se rendit compte qu’il avait déjà, dans ces moments d’attentes, une idée extrêmement précise de ce à quoi il allait consacrer sa vie.

Quelques années auparavant, alors qu’il était toujours au lycée – c’est du moins ce qu’il croyait pouvoir dire de son très vague souvenir-, Javi avait lu une phrase de Cortázar qui disait en substance que plus de gens descendaient du métro qu’il n’en sortaient. Du génial bruxellois, il ne connut rien d’autre que cette étrange idée qui le marqua au fer rouge, à un point tel que, à la découverte de son nouveau statut, c’est la première chose qui lui vint à l’esprit. La deuxième ? Je dois rencontrer ces gens qui restent là en bas. Un soir donc, à la table familiale, Javi tenta d’expliquer ses intentions et le rideau de décence qui tenait toujours se déroba complètement pour laisser place à une fureur absolue. Mon fils est fou s’écriait la mère. N’oublie pas d’où tu viens et ce que tu nous dois, beuglait le père. Le dentier de pépé se ficha dans la vierge à côté de la télé. La sœur, qui rêvait depuis plusieurs nuits de robes, de chaussures et d’un tatouage au bas du dos s’écroula par terre, l’écume aux lèvres, prise d’une terrible crise d’épilepsie qui n’intéressait personne. Le chien, dont l’instinct de survie était extrêmement puissant, se jeta sur la porte, l’ouvrit et disparut dans la nature. Par l’ascenseur ou l’escalier, nul ne le sut jamais. Le lendemain, pendant que Javi s’installait à l’hôtel, sa famille s’empressa d’essayer de le faire déclarer fou. L’équilibre des forces avait changé, et contre la fortune, rien ne peut se faire.

Tout ça, je ne le sais que par mon ami Pedro, banquier très exclusif qui s’occupait de l’argent de Javi. C’est grâce à lui que je le rencontrai : il avait besoin d’un assureur et j’étais – je suis toujours – le meilleur de la place. Après des mois de tractations, Javi venait de convaincre Metro de Madrid de lui vendre la station de Canal. Il m’est interdit de vous dévoiler le montant de la transaction, mais c’était déjà pour l’époque une somme considérable : il s’agissait d’une station à trois niveaux où deux lignes se croisaient, et il fallait que la compensation soit suffisante pour permettre la déviation des lignes ainsi que la construction d’une station de remplacement. Pour Javi, le travail ne s’arrêtait pas là : il devait aussi rendre habitable ce qui n’avait été qu’un lieu de passage, boucher les voies, construire cuisine, lieux d’aisances, chambres et salons. Les voies de la ligne 7, les plus profondes, étaient laissées plus ou moins telles quelles afin de servir de zone d’accueil familière pour ceux qui n’étaient jamais ressortis du métro. Les quais des voies de la ligne 2, plus vieillots et moins confortables, furent rénovés et transformés en gigantesque salle à manger, dans un décor les faisant ressembler à un musée de l’histoire mondiale du réseau métropolitain. Dans la tête de Javi, il ne faisait aucun doute que cette surface serait bientôt animée par les rires et les conversations de ses nouveaux amis d’ici-bas. Pour protéger son investissement, je le conseillai sur les meilleurs systèmes de sécurité et de secours, et lui vendis les meilleures polices d’assurance. Javi voulait vraiment ce qu’il se faisait de mieux pour sa nouvelle vie souterraine.

Après un an, il n’avait toujours rencontré personne. Au départ, il pensait seulement qu’un matin il se lèverait et trouverait un homme ou – mieux – une femme en train de se faire un thé dans la cuisine et qu’il saurait le / la convaincre de rester, au moins quelques temps, avec lui. Petit à petit, il se fit une raison et développa toute une série de stratagèmes afin de faire venir à lui les enfants de la tunnelesque pénombre. Il est vrai, me disait-il, que ma station est un peu à l’écart maintenant que le métro n’y passe plus. Les voies mènent toujours quelque part, mais si je ferme la porte, dans le noir profond qu’il y a de stations à stations, comment voir que la mienne est ouverte ? Lors de son emménagement, il avait muré les tunnels qui menaient respectivement vers Alonso Cano, Islas Filipinas, Quevedo et Cuatro Caminos après une centaine de mètres, laissant pour seule possibilité d’entrée un sas toujours fermé mais jamais verrouillé. Il décida finalement de l’ouvrir grand, lumières allumées, pour que ses futurs compagnons voient la lueur au bout du tunnel. Personne ne venait. Il fit installer des signaux lumineux dans la partie qui ne lui appartenait pas, histoire de tracer le chemin. Personne ne venait ! Il fit diffuser des odeurs de repas, les mélopées des sirènes souterraines ou déclamer à qui pourrait l’entendre « vous qui entrez ici, n’abandonnez pas tout espoir ». Personne ne venait, personne ne venait, personne ne venait !

Un jour de fin de printemps, je reçus chez moi une invitation à forme de wagon pour une soirée dans la station de Javi. Le jour dit, j’y allai accompagné de Pedro et de nos femmes respectives. Quelle ne fut pas notre surprise lorsque le taxi nous déposa à quelques mètres de l’ancienne bouche : tapis rouge, barrières, sécurité, photographes, foule esbaudie applaudissant ! Nous pensions venir à un dîner où n’étaient conviées que les quelques relations que l’amphitryon gardait dans le monde extérieur mais l’homme n’avait pas fait les choses à moitié en invitant tout le beau monde madrilène, espérant qu’une soirée aussi inhabituelle les attirerait. Et oui, ils étaient tous venus, ils étaient tous venus ! Pedro y vit des directeurs de plus grosses mais moins bonnes banques que la sienne, je vis des directeurs de plus grosses mais moins bonnes compagnies d’assurances que la mienne, nos femmes y virent de plus bonnes mais moins grosses femmes de directeurs qu’elles. Il y avait des princes, des infantes, des joueurs de handball, de football, de basket-ball, des acteurs, des mannequins, des célèbres qui sont célèbres d’être célèbres et quelques écrivains. On mangeait les mets les plus prétentieux accompagnés des vins les plus faussement sophistiqués, tous assis autour d’une longue table installée dans une rame de métro. Après le repas, la plateforme surplombant les quais de l’ancienne voie 2 fut prise d’assaut par un DJ médiocre mais mondialement connu. En dessous, on dansait, on buvait, on draguait et certains baisaient dans les nombreux couloirs obscurs qu’il restait. La foule s’éclatait, c’était un triomphe. Au moment de nous en aller, je me dirigeai vers Javi. Alors, les gens sont là, enfin !, lui dis-je, complice. Il sourit, modestement, et me tapota l’épaule. J’appris plus tard que le lendemain la gueule de bois fut phénoménale. Pas à cause de l’alcool, non : ils étaient venus mais ils étaient tous repartis et c’était bien ça le malheur. Il avait cru toucher du doigt le premier membre de sa tribu des gens qui descendent sans remonter lorsqu’il avait réussi à convaincre un superbe mannequin de passer la nuit avec lui, mais au petit jour, à peine le thé avalé, elle s’en était bien sûr allée. L’échec, toujours l’échec dans cette fantastique quête ! Je n’en revenais pas : Javi pensait vraiment qu’il allait pouvoir convaincre un seul de ses invités qui ont tant besoin de la lumière pour survivre de le rejoindre dans ce qui n’était finalement qu’une cave ? D’après Pedro, c’était bien, en effet, son espoir. En plus d’être son banquier, il était aussi devenu son confident et devant la déprime de son étrange client, il tenta de lui remettre les idées en place en lui donnant un objectif plus réaliste : la fonction de ses soirées qu’il devait continuer à organiser régulièrement était de faire parler de son curieux mode de vie. Le peuple du métro, lui aussi, lisait assidûment la presse people, à n’en pas douter, et ainsi ils seraient inévitablement mis au courant de l’existence de ce palace tout confort. Javi reprit espoir, et organisa soirées de gala sur soirées de gala. Ils venaient, mais ne restaient jamais et, une fois le petit matin venu, plus personne ne se présentait jusqu’à l évènement suivant. Fatigué de cet inutile manège, Javi abandonna du jour au lendemain son activité mondaine et engagea un directeur artistique qui eut pour mission de lui mettre sur pied une sorte de club exclusif, aux activités se déroulant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, qui devait convaincre le visiteur qu’il se trouvait au paradis sous terre et, bien sûr, y rester. Pedro ne voyait pas d’un bon œil l’activité de ce nouvel employé qui n’était même pas prêt à rester sur place et avait exigé une suite dans l’hôtel le plus cher de la ville. Moi non plus : cette nouvelle facette de la recherche du navetteur perdu de Javi augmentait les risques de sinistres, ce qui faisait de son portefeuille d’assurance un cauchemar quotidien m’amenant à regarder le gouffre éventuel avec horreur. Les incarnations et les formules de son club se succédèrent, avec toujours plus de succès mais sans jamais parvenir à convaincre un quelconque pèquenot de rester en bas. On arriva même à une perversion totale le jour où le directeur artistique eut l’idée géniale d’attirer le chaland au paradis de Javi en remodelant l’espace à sa disposition en lieu où régnaient en maîtres les péchés capitaux. On s’y étendait dans des lits et des sofas moelleux, sans avoir à se lever puisqu’au moindre regard, on venait vous servir les mets les plus fins dans des quantités absurdes et quand vous en aviez marre de manger, des femmes ou des hommes ou les deux vous rendaient les plus délicieux services sexuels en vantant les qualités de votre corps et de votre génie. Et lorsque vous aviez l’impression qu’un autre membre du club était mieux servi que vous, vous pouviez vous faire amener dans un espace où déverser tout le fiel et le vitriol que vous aviez accumulés en vous, que ce soit de forme verbale ou physique. Mais personne ne restait et Javi, incommodé par les cris et les odeurs permanentes de cuisine et de semence fit tout fermer.

Pendant plusieurs années, je n’eu plus de nouvelle jusqu’au jour où j’appris que Javi avait vendu sa station, ayant compris une fois pour toute qu’il s’était fait berner. Un promoteur l’avait rachetée pour en faire une boîte de nuit spectaculaire, d’un nouveau genre – pour la petite histoire, elle fit faillite en quelques mois : le propriétaire pensait faire des économies de chauffage grâce à la chaleur humaine dégagée par les danseurs, mais, même s’ils venaient nombreux, la station était trop grande pour qu’on puisse se permettre de couper la chaudière. Metro de Madrid a racheté l’espace pour une bouchée de pain et, comme vous ne l’ignorez sans doute pas, c’est maintenant le spectaculaire musée du réseau. Je dus donc, à mon grand malheur, faire une croix sur mes contrats. Quelques semaines plus tard, le sourire me revint : Pedro m’appela pour m’annoncer la nouvelle lubie de Javi. Il venait de s’acheter un énorme château en Transylvanie, du côté de la ville de Braşov, et après de longs travaux de rénovation, avait besoin d’un bon assureur. Je ne pouvais malheureusement pas me déplacer à ce moment là et dus envoyer à ma place Jonathan, un jeune employé en qui j’avais toute confiance. A son retour, un peu secoué par le long voyage et les terres désolées de l’hiver local, il m’expliqua que Javi n’avait pas abandonné son idée de trouver des gens qui rentrent plus nombreux qu’ils ne sortent d’un endroit mais qu’il avait laissé tomber le métro pour la Transylvanie après avoir lu dans un journal qu’on y trouvait d’inquiétants châteaux où l’on pénétrait pour ne jamais ressortir. Quelques jours plus tard, je surpris une conversation entre Jonathan et un collègue qui me fit comprendre pourquoi le voyage avait duré plus que prévu. Dissimulé dans un coin, je l’écoutai. J’étais à moitié endormi, expliquait-il, lorsque j’ai eu l’impression que quelqu’un venait de s’introduire dans ma chambre. J’ouvris les yeux, et dans la lumière de la lune se tenaient trois femmes, des servantes à en juger par leurs habits et leurs parures vulgaires. Les deux premières avaient des cheveux sombres, des nez aquilins et des grands yeux étincelants qui, en contraste avec la pâle clarté lunaire, paraissaient presque rouges. La troisième était belle, aussi belle qu’on peut l’être, avec des cheveux d’or et des yeux de saphirs pâles. Quelque chose en elles me fit bander. Ne le dit à personne, surtout ici, le patron n’apprécierait pas. Je faisais semblant de dormir et les laissai venir à moi. Elles se dévêtirent et une s’assit sur mon visage, m’offrant son con. Les deux autres, je ne les voyais pas mais ma bite se mit à trembler comme l’on tremble lorsqu’on sent la main qui va administrer la caresse s’approcher. On enserra mon membre et les deux brunes l’avalèrent tour à tour. Bien sûr, je ne faisais plus semblant de dormir et je me mis à participer activement. J’ai tout fait, elles m’ont tout fait et j’ai joui avec une puissance incroyable. Je laissai le petit connard raconter son histoire avant de rentrer dans la pièce et le mettre à la porte sur le champ. Il n’y a pas de place chez moi pour le manque de professionnalisme et si le crétin a des ambitions littéraires, qu’il profite du chômage pour écrire, pensai-je. Je me dis surtout que la prochaine fois, c’est moi qui irai.

Deux ans plus tard, je fis le voyage pour le plaisir plus que pour affaire. Javi se sentait un peu seul là haut et voulait fêter son anniversaire avec quelques amis de l’époque madrilène. Comme toujours, j’y allai avec Pedro mais cette fois-ci, nos femmes restèrent à la maison. Nous trouvâmes dans un château magnifique mais perdu dans une immensité de forêts et de montagnes un Javi d’assez sombre humeur. Ici non plus, il ne rencontrait pas ces gens qui étaient censés venir et ne jamais repartir. Comme il avait déjà à l’époque de l’achat l’intuition que personne ne resterait avec lui dans un pays pauvre et dans une région isolée, il s’était mis en tête de retrouver ceux qui n’étaient pas sortis de ce château avant qu’il n’arrive. Il m’indiqua la partie la plus ancienne de l’ensemble, qu’il avait laissée en ruine pour ne pas déranger les pensionnaires qu’il était certain d’y trouver. Au cours d’une visite, il m’indiqua l’ensemble de ses trouvailles : cuisine primitive, chambres aux meubles pourris, cryptes remplies de cercueils, voilà tout ce qu’il y avait. Il avait compris de la citation de Cortázar que les gens qui ne remontaient pas étaient vivants, et il entretenait le même vain espoir par ici. Ce soir-là, alors que nous prenions un digestif dans la confortable bibliothèque du château – pièce décorative : il ne lisait rien, même pas du Cortázar-, je tentai de lui expliquer ses erreurs ainsi que ce qui devait l’encourager. Descendre dans le métro pour trouver les gens dont un Argentin disait qu’ils ne remontaient jamais, c’était un échec qui n’était dû qu’à une trop grande crédulité envers les fantaisies d’un écrivain. Ce n’était pas vraiment de sa faute s’il s’était fait avoir par l’effet pernicieux des fictions sur l’esprit cartésien. S’il avait su que Cortázar était devenu Français à la fin de sa vie, il aurait sans doute compris qu’il fallait se méfier de sa santé mentale, et rien de tout ça ne serait arrivé. En ce qui concerne l’aventure transylvanienne, il est avéré qu’il se passe des choses étranges derrières les murs de ces sombres demeures et il faut donc conclure de son échec qu’il n’est simplement pas un bon châtelain pour la région. Et si le problème est causé par son attitude personnelle, il est encore possible de se reformer et de devenir meilleur à ce qu’on fait. Sur cet encouragement, je retournai en Espagne, non sans lui avoir demandé timidement le dernier jour des nouvelles de ses trois jeunes servantes. Surpris, il me dit qu’il n’avait jamais eu de jeunes femmes à son service.

Je ne l’ai plus revu vivant. Je n’ai pas eu l’occasion de refaire le voyage, mais des nouvelles me parvenaient de temps à autres. Il avait, disait-on, arrêté sa recherche et passait ses journées à regarder par la fenêtre en proie à une étrange déprime. Ses visiteurs ibériques l’encourageaient à revenir à Madrid, il ne répondait même plus. Il y a quelques mois, il souffrit d’un premier infarctus. Jusqu’à sa mort, il ne quitta plus l’hôpital de Braşov, où, d’après son majordome, il trouva le bonheur qu’il avait arrêté de chercher il y a des années : il venait de découvrir un endroit où, indiscutablement, entraient plus de gens qu’il n’en sortait. Dehors, la neige tombait. Il savait qu’il n’aurait plus jamais l’occasion de la fouler et ça lui convenait.

dimanche 25 novembre 2007

Five o'clock tea

Par la fenêtre, je regardais les taxis dévaler Gran Via lorsqu’elle me demanda ce à quoi je pensais. D’habitude, je réponds « rien », à la fois vrai et faux – il y a toujours quelque chose qui passe par la tête, mais ce n’est pratiquement jamais énonçable. J’ai détourné le regard du monde extérieur, l’ai posé sur elle, puis sur la théière où infusait un mélange de yunnan et de bergamote. Pour une fois, je pris la décision de répondre honnêtement et de lui parler de l’effet que m’avait fait ce que nous venions de voir un étage plus haut. Nous étions assis dans la grande cafétéria du Circulo de bellas artes après avoir visité une exposition sur la photographie du vingtième siècle, remplie de clichés parmi les plus célèbres de l’époque.

Te souviens-tu, lui dis-je, d’une des premières photos que nous avons vues là-haut ? Celle d’August Sander, trois paysans sur les bords d’une route boueuse ? Elle s’en souvenait, bien sûr. Je ne sais plus, continuai-je, si je t’ai expliqué qu’il y a un écrivain américain dont le premier livre est né de la fascination exercée sur son esprit par cette image. Sans attendre sa réponse, je racontai l’anecdote. La légende veut qu’au début des années ’80, Richard Powers, alors informaticien, visita le musée des beaux arts de Boston et y vit cette photo. Le choc fut tel que le lundi suivant, il démissionna de son travail et se mit à plancher sur un roman qui raconterait à la fois l’histoire des trois hommes et celle d’un Américain ensorcelé par le cliché. Je vis à son regard qu’elle avait déjà entendu ça et qu’elle attendait la suite avec un étrange mélange d’indifférence et d’intérêt provoqué par l’éventualité d’une bonne surprise perdue quelque part au milieu de mon soliloque. Je continuai donc. Quand je me suis retrouvé devant l’œuvre de Sander, je me suis dit « c’était donc ça ! » et même si je n’ai pas ressenti ce que Powers avait ressenti, j’ai d’une certaine façon compris ce qui l’avait touché et puis motivé. J’ai ensuite commencé à réfléchir à cette idée d’électrochoc créatif qui te donne l’impulsion pour tout quitter et te consacrer à la construction d’un édifice artistique individuel. Me rendant compte de l’aspect pompeux de la phrase que je venais de dire, je m’interrompis, histoire de voir si je pouvais lire une quelconque réaction sur son visage. Se méprenant sur cet abrupt arrêt, elle eut la gentillesse de me relancer en me demandant des précisions. N’en ayant pas vraiment à donner, je tentai de corriger le tir : non, je ne veux pas dire que j’ai quelque chose à raconter sur ce qui motive pareil changement soudain de direction dans un parcours personnel, je pensais plutôt que, peut-être, j’allais, moi aussi, éprouver un sentiment semblable par rapport à une autre photo de l’expo et que je remettrais ma démission lundi pour me consacrer à un roman magistral pendant les deux années qui viennent. En fait, précisai-je, et ça ne te surprendra pas, j’espérais secrètement que mon manque d’imagination soit compensé par la force de l’image d’un quelconque photographe, qu’elle m’ouvre une dimension jusque là par moi inconnue et me mette sur la piste de l’histoire qui me fait cruellement défaut. Je ne suis pas certain que regarder une série d’œuvres en étant aussi conscient du but de cette contemplation soit l’idéal pour arriver à mon objectif secret et honteux, mais tu me connais : je suis entré en plein dans le jeu et n’ai plus su regarder tout ça pour les qualités esthétiques mais plutôt comme un puceau regarde les jeunes filles : en se demandant s’il se pourrait qu’une d’elles… Je fis une seconde pause ici, attendant la question qui devait suivre pour me relancer et surtout me prouver qu’elle m’avait suivi et que je ne l’emmerdais pas. Bien entendu, elle vint, même si je vis qu’elle se doutait déjà que la réponse serait bien entendu non. En fait, repris-je, je suis resté impressionné par la photo d’une homme élégant, à la mine absolument macabre, seul dans une rue complètement vide. Pendant quelques instants, j’ai réfléchi aux possibilités que ça m’ouvrait mais je me suis malheureusement heurté à un mur beaucoup trop solide pour moi : mon total et maintenant proverbial manque d’imagination. Il m’aurait fallu au moins quelques détails de plus que ce gars et cette rue pour trouver une piste qui m’entraîne ailleurs que sur une énième redite de « Je suis une légende », une autre variation sur le thème du dernier homme. Une fois de plus, je fis une pause, cette fois plus longue. Il était temps de servir le thé. C’était un Earl Grey d’une compagnie anglaise du nom de laquelle je ne me veux souvenir, mais qui ressemblait, sans l’être, à Whittard of Chelsea. Le mélange était plutôt médiocre mais finalement assez satisfaisant, pour autant que l’on garde à l’esprit la véritable difficulté qu’il y a à trouver un bon thé en Espagne. Alors que j’en buvais ma première gorgée, elle m’informa que, deux tables plus loin, se trouvait un présentateur TV relativement connu, au nom étrange. Après m’être tordu le cou pour voir à quoi il ressemblait et avoir avalé une autre gorgée, je décidai, sans lui demander son avis, de reprendre là où j’avais laissé mes explications. En plus, dis-je donc, cette photo du dernier homme dans la ville était, elle aussi, signée August Sander. Tu t’imagines le peu d’originalité qu’il y aurait à être le deuxième à quitter son boulot et à se mettre à écrire à cause d’une de ses oeuvres ? Non, ce n’est pas possible, et j’ai donc dû, à mon grand regret, crois-le bien, abandonner cette idée. Un peu plus loin, je suis tombé sur autre chose, plus palpitant. C’était, je crois, la couverture d’un livre français des années ’30 sur les femmes. Un corps nu, du haut de la poitrine au tout début de la toison pubienne. J’essayai d’en donner une description clinique pour qu’elle ne perçoive pas le trouble ressenti à la vision de ces quelques poils qu’on voudrait tant essayer d’enrouler autour de son petit doigt, de ces seins, évidemment, plutôt petits mais à la forme parfaite, dont on désirerait tant approcher la main pour s’assurer de leur bonne santé, et, enfin, surtout, le plus bouleversant, du ventre avec au centre de tout un nombril qui se transforme en point focal de notre désir, réceptacle passager de la beauté du monde. Je ne parlai donc pas de tout ça et embrayai très rapidement sur la possibilité de tout quitter et de parcourir un monde purement intérieur pendants deux ans rien qu’à cause de cette photo. Des myriades de pistes s’ouvraient devant moi. La jeune femme, fille d’un Russe blanc ayant perdu sa fortune dans l’exil, paye ses cours de peinture en posant nue et fréquente, à la grande colère de son père, Vallejo et Aragon. L’histoire se terminerait en juin 1940, sur un paquebot vers les Etats-Unis où, soixante ans plus tard, une dame âgée se souvient de sa folle jeunesse. On pourrait aussi prendre un angle plus glauque, de perversion et de déchéance, celle d’une adolescente à peine pubère et déjà dans les mains d’hommes dépravés, ou une nouvelle version d’un long dimanche de fiançailles ou une histoire d’amour toute simple et donc toute belle ou encore, pourquoi pas, une méditation sur le corps, un roman qui n’en est pas un – les meilleurs ! –, dont l’atlas narratif se limiterait à l’épiderme reproduit en couverture de ce livre, on y parlerait frisson, sens, sensation, humidité, chaleur, et chair de poule, on tutoierait l’univers, rien que ça, à partir de si peu. Mais voilà, j’ai compris tout de suite, soupirai-je, que ce n’était pas possible, que ça ne mènerait à rien, que tout ça était du cliché, que rien de ça n’avait avoir avec l’imagination, qu’il n’y avait rien là dedans qui semblait me mettre sur la voie qui change la vie, sur le chemin d’un sacerdoce dont le seul luxe serait un clavier et, sur la blanche surface de l’écran, un trait sombre qui clignote sans nous faire peur car nous avons appris à le voir. Déjà s’y forme un récit que nous ne connaissons pas encore mais qui deviendra essentiel. Ah, non !, criai-je presque, le vertige n’était pas là. Peut-être, continuai-je, la tête basse, peut-être dois-je reconnaître qu’en moi je n’ai rien qui me permette espérer suivre Powers… Je relevai la tête légèrement, pour la regarder par-dessus mes lunettes. Son regard disait « mais non, ne pense pas ça, mon amour » mais elle se garda bien d’ouvrir la bouche, ce en quoi je lui fus reconnaissant : j’avais besoin d’être réconforté mais je ne voulais entendre les mots du réconfort. Pour ne pas finir sur cette note pathétique, je me décidai à trouver rapidement une conclusion. Me vint tout d’un coup la conviction que tout ce que je venais de dire était faux, comédie lamentable dont le but était de recevoir une preuve quelconque de tendresse et que la vraie raison d’abandonner cette photo était autre, tenait à la nature même du cliché de cette femme nue. Presque dans un état d’exaltation mais tout en tachant de contrôler ma voix et son rythme, je parlai une dernière fois. Mais surtout, commençai-je, une photo comme ça, de quoi ça parle ? Ça parle de sexe. Et le sexe, tout le monde en parle déjà. Non seulement l’essentiel des écrivains, dont les romans, on en a souvent l’impression, partent précisément soit d’entre les reins soit d’une pulsion sexuelle qu’ils contrôlent en faisant couler l’encre de leur fountain pen, mais en plus combien de milliards d’individus n’ont déjà changé de vie pour la gaudriole, abandonnant du jour au lendemain travail et famille pour une femme, pour un homme ? Ce qui s’est passé, concluai-je enfin, la regardant dans les yeux, c’est que je n’ai aucune envie de trouver ma révélation quelque part où tout le monde la trouve tous les jours et que, quelle que soit la qualité de la photo, le fait de me rendre compte que ce que j’y avais trouvé c’est le médiocre et le commun en moi m’a fait abandonner cette idée aussi vite qu’elle était venue. Et par la même occasion, la perspective de suivre Powers s’est envolée aussi. S’en est suivi un court silence, le temps de nous rendre compte que ma tasse était vide, la sienne, comme à son habitude, au tiers remplie et froide. Je sortis de ma poche quelques pièces pour régler l’addition.

En quittant le Circulo de bellas artes, nous vîmes encore qu’ils annonçaient pour le lundi suivant une représentation de la sonate pour piano et violon de Janáček. Peut-être nous y rendrions nous. Nous remontâmes cette Gran Via que je regardais une heure auparavant. Les taxis la dévalaient toujours et, dans la tombée du jour qui se combinait au scintillement des lumières artificielles ainsi qu’à la vitesse, les bandes rouges qui les ornaient me faisaient penser, inexplicablement, au Pérou. Il était temps d’aller acheter des chaussures.

dimanche 11 novembre 2007

Par un jour de pluie

Ou Comment en est-on arrivé là?

Il pleuvait ce jour-là. Je ne me souviens pas bien, mais c’est la seule explication. Habituellement nous préférions jouer dans le grand jardin, avec ses allées en gravier rouge et quatre étendues de pelouses. Chacune avait son utilité. Dans celle du fond il y avait planté les fils pour pendre le linge, mais ce n’était bien sûr pas ça qui nous intéressait. Non, ce que nous aimions, c’était le petit bois de conifères où l’on pouvait jouer à la bataille des Ardennes, ainsi que le tas qui s’était formé à l’endroit où, années après années, on jetait les herbes récoltées après la tonte. C’est là, nous avait-on dit, qu’avait été trouvée à la fin de la guerre une grenade allemande. Finalement, cette parcelle était celle dans laquelle nous jouions le moins, d’autant plus que c’était le seul endroit où la haie était assez basse pour que l’on puisse voir chez les voisins – et surtout rentrer en conflit avec leurs gamins. Le reste du jardin, à l’abri, pensions-nous, des regards, était bien plus agréable : on pouvait s’y oublier tant qu’on voulait. Il y avait aussi la partie de pelouse de la balançoire. Elle servait bien souvent de goal aux parties de football auxquelles je jouais parfois seul, parfois avec mon frère. Sur la droite, c’était la pelouse sacrée, celle où on avait planté un marronnier, plus ou moins à l’époque de ma naissance. J’étais fier de le voir grandir, mais un peu jaloux de le voir toujours si mince comparé à l’énorme tilleul. Je regrette particulièrement de ne pas savoir ce qu’il est devenu ces huit dernières années. La partie la plus excitante du jardin était en fait celle qui se trouvait à main droite lorsqu’on descendait de la terrasse. Après quelques mètres d’étendue herbeuse, il y avait un mini-bosquet qui nous semblait avoir la taille d’une forêt profonde. Là, il était possible de creuser des trous, construire des cabanes, grimper aux arbres, de prendre les fusils et les casques et d’observer les boches dans la rue sans qu’ils nous voient. On y passait des après-midi entières embusqués, buvant à même la gourde et s’assurant que l’ennemi ne pénétrerait jamais dans ce périmètre dont la garde nous incombait. Le seul moyen de nous en sortir, c’était, sur le coup de cinq heures, de nous appeler pour prendre le thé. Une fois la tasse bue et le goûter englouti, nous nous précipitions dehors, regrettant déjà d’avoir abandonné le poste, prêt à sacrifier nos vies si l’ennemi s’était traîtreusement introduit en faisant des trous dans le grillage que nous tenions à appeler barbelés. Mais le pire adversaire que nous pouvions rencontrer se présentait toujours sous les traits de nos parents, qui venaient en début de soirée tenter de nous arracher à notre place forte et nous faire rentrer à la maison. Le plus grand malheur ? Ils gagnaient toujours. C’était un peu comme si le séjour de la semaine en stalag était indispensable à nos escapades militaires du week-end.

Non, c’est certain, il devait pleuvoir pour qu’on ne soit pas dehors. S’il avait neigé, on aurait été en train d’essayer de faire un bonhomme de neige – essayer est le mot, dans mes souvenirs nous n’en avons jamais fait de beau. Il devait pleuvoir et y avoir une course cycliste à la télévision. Parce que c’est vrai, privés de Tv toute la semaine à la maison, les visites du week-end pouvaient nous inciter à délaisser notre avant-poste pour le confort d’un sofa à paresseusement regarder les meilleures séries de l’histoire du monde. Je me souviens qu’en ce temps là, pas toujours au fait des réalités télévisuelles, j’étais certain que si la présentatrice me regardait dans les yeux, elle me voyait vraiment. J’étais alors paralysé, ne sachant que faire. Je ne pouvais pas gratter mon nez, je ne pouvais pas regarder autre chose que l’écran, je ne pouvais même pas changer de chaîne tant j’avais peur de voir l’opprobre sur le regard de la personne en face de moi. Je n’ai jamais parlé de ça à qui que ce soit, parce que déjà à l’époque, j’entrevoyais bien l’idiotie de cette croyance et n’étais pas plus prêt à souffrir les moqueries qui suivraient inévitablement ces révélations qu’à l’abandonner totalement. Pour rester dans le domaine des confessions, c’est précisément à cette croyance que je dois mon premier émoi, ou en tout cas mon premier souvenir d’émoi sexuel. J’étais seul pour je ne sais plus quelle raison, et je regardais les clips musicaux, sur RTL je pense. Et cette chanson de Mecano est passée, c’était le tube du moment, le grand classique : « Une femme avec une femme ». Je ne pouvais pas comprendre les textes, et je ne vois plus du tout comment était le clip – je n’ai pas envie de le revoir- mais je me souviens que Ana Torroja m’a complètement bouleversé. J’ai bien dû me rendre compte qu’il était en train de se passer quelque chose de pas normal et de honteux, parce que quand j’ai entendu une voiture passer dans la rue, je me suis rué à la fenêtre du salon. C’était mes grands-parents qui revenaient. J’ai immédiatement éteint la télévision, malgré l’air à la fois de reproche et de tristesse que je pouvais clairement voir sur le beau visage d’Ana et me suis emparé d’un jouet pour faire croire que j’étais occupé à tout autre chose que ce trouble qui s’était emparé de mon cerveau.

Non, il devait y avoir une de ces courses cyclistes pendant lesquelles mon grand-père accaparait le téléviseur, sinon c’est dans le salon que nous aurions été. Maintenant, le mystère reste entier : pourquoi ne jouions pas avec nos soldats en plastique dans notre chambre ? Il y avait une petite fermette dans laquelle nous pouvions positionner les soldats qui allaient se défendre ou bien alors on réinventait sans le savoir la guerre de position au milieu des animaux qui allaient avec la ferme. Mon frère avait les Américains, moi, bien sûr, c’était les Anglais. Les nazis, nous nous en occupions tous les deux, l’important étant qu’ils perdent à la fin. Nous aurions pu aussi être en train de jouer au maraîcher ou bien à cache-cache ou à cache-cache cowboy voire même au catch sur les petits lits. Je me souviens encore des émissions de la WWF sur RTL le samedi soir que nous pouvions voir avant le football sur la RTBF uniquement si nous avions été gentils. On adorait, bien sûr, Hulk Hogan. Non sans perversité, le Big Boss Man nous plaisait aussi.

Non, ça devait être un jour de course cycliste, parce que si j’étais au deuxième étage, c’était certainement pour monter sur le vélo d’appartement et me prendre pour Greg LeMond ou Stephen Roche. On n’y allait pas souvent, au deuxième étage. C’était loin, ça nous semblait le bout du monde, et une fois arrivés là, on n'était pas accueilli par la rassurante surface du palier mais par une porte vitrée à travers laquelle on ne voyait goutte. On n’était pas à l’aise au moment de l’ouvrir, puisqu'on se trouvait toujours dans l’escalier, et les escaliers, je croyais qu’à partir du moment où on s’arrêtait de monter, on était sûr de tomber. Il était donc urgent de s’appuyer sur la poignée, mais même ça ne rassurait pas parce qu’alors la porte grinçait, et puis une fois à l’intérieur, il fallait fermer pour que le chat ne monte pas et alors la vitre faisait un bruit qui nous semblait insoutenable, non seulement parce qu’il annonçait notre présence aussi sûrement qu’un aboiement celle du chien alors que nous ne savions même pas si nous avions réellement le droit de nous y trouver, mais en plus parce qu’il signifiait que nous nous retrouvions seuls, coupés du monde dans cet étrange étage où personne ne semblait jamais venir alors qu’il s’agissait d’une maison dans la maison. Parce que sur la droite, il y avait la cuisine, mais c’était une cuisine bizarre, car s’il y avait un vieux frigo, des armoires et un évier, il y avait en guise de casseroles, des marteaux, de couverts, des clous, de conserves, des boîtes de peinture, de nourriture, du white spirit. A côté de la cuisine, une salle de bain. Oh Dieu, cette salle de bain. Étroite et sombre, vraiment effrayante, quelle bête pouvait bien nous y attendre ? Nous n’y rentrions jamais. A gauche, une chambre à coucher, avec des penderies plus ou moins vides et un lit dans lequel personne ne dormait jamais – voilà bien quelque chose d’étrange, même si ça ne fait pas peur. On ne s’étonnera donc pas que devant ces bizarreries, le seul chemin était droit devant, pour pénétrer dans les deux pièces en enfilade, qui correspondaient, en taille comme en situation, très exactement aux deux chambres du premier et au salon et salle à manger du rez-de-chaussée. C’est là qu’il y avait le vélo. Mais avant d’y arriver, il y avait le spectacle sidérant d’une longue table de bois encombrée des caisses et de papiers et d’étagères croulant sous les documents, les livres, etc. Ce n’était pas surprenant dans la maison d’un professeur d’université, doyen de la faculté de philosophie et lettred, mais c’était quand même un choc pour nous d’être confronté à ce chaos absolu, représentant, pensais-je alors, une masse de papier plus importante que celle de la bibliothèque jeunesse que nous fréquentions une à deux fois par mois.

Oui, je voulais sans doute monter sur ce vélo d’appartement vert, au siège noir, avec son indicateur de vitesse. Je me demande tout de même pourquoi mon attention fut détournée par cette porte mystérieuse qui ne menait nulle part. Je l’avais déjà vue plein de fois, en d’autres dimanche pluvieux où il y avait une course cycliste à la télé, je savais qu’elle ne donnait pas dans une des penderies de la chambre d’à côté, je savais qu’il n’y avait pas de trous permettant de faire passer un homme, je savais sans doute aussi qu’elle dissimulait une étagère remplie de livres. Je le savais, et pourtant j’ai ouvert la porte et j’ai vu tous ces livres. Et je ne sais pas pourquoi, plutôt que de me contenter de la confirmation de mon savoir et de refermer la porte et de monter sur ce vélo, je les ai observés plus attentivement. Et je me suis rendu compte, en croyant au début avoir la berlue, avec stupeur, que ces livres, c’étaient tous les mêmes. Ou plutôt, ils étaient tous différents mais ils portaient trois prénoms que je ne savais pas remettre dans l’ordre. L’auteur pouvait être Adolphe-Benjamin Constant, Benjamin-Constant Adolphe, Constant-Adolphe Benjamin, ça devait être ça, parce que comment expliquer des livres aux apparences extérieures aussi dissemblables, mais tous avec le même nom ? Après un moment de perplexité, la vérité s’abattit sur moi : c’était des milliers d’exemplaires du même livre, et ils étaient marqués du nom de mon frère Benjamin, preuve éclatante que c’était lui le préféré…

Je ne sais pas ce que j’ai fait après. La première chose, je pense, c’est que j’ai oublié cette histoire de mon frère-le-préféré, parce que trop improbable : j’étais plus gentil, plus beau et plus intelligent. Je ne lui soufflai mot de ma découverte, ça c’est certain, parce que lui se serait mis de drôles d’idées dans la tête. Alors, peut-être suis-je finalement monté sur le vélo, me battant avec mon frère pour la place, ou bien sommes-nous descendus pour nous éloigner de cet étage vraiment trop étrange et aller jouer aux soldats ou bien nous asseoir sur le fauteuil à côté de notre grand-père pour regarder la course. Je n’en sais rien. J’ai peut-être voulu acquérir à cet instant précis, tous les exemplaires au monde des histoires du petit vampire, parce que ça semblait juste, ça semblait le meilleur moyen de rendre à une œuvre qui vous avait tant donné un peu d’amour, un peu d’attention. La seule chose dont je suis certain, c’est que je n’ai rien dit à personne de cette étrange expérience. Pourtant, elle ne me quitta jamais et, sans doute puis-je, en y repensant près de vingt ans plus tard, y voir l’acte de naissance du fétichisme dont je souffre quotidiennement, celui qui, du contact de la main avec le papier, crée l’extase absolue.