dimanche 25 novembre 2007

Five o'clock tea

Par la fenêtre, je regardais les taxis dévaler Gran Via lorsqu’elle me demanda ce à quoi je pensais. D’habitude, je réponds « rien », à la fois vrai et faux – il y a toujours quelque chose qui passe par la tête, mais ce n’est pratiquement jamais énonçable. J’ai détourné le regard du monde extérieur, l’ai posé sur elle, puis sur la théière où infusait un mélange de yunnan et de bergamote. Pour une fois, je pris la décision de répondre honnêtement et de lui parler de l’effet que m’avait fait ce que nous venions de voir un étage plus haut. Nous étions assis dans la grande cafétéria du Circulo de bellas artes après avoir visité une exposition sur la photographie du vingtième siècle, remplie de clichés parmi les plus célèbres de l’époque.

Te souviens-tu, lui dis-je, d’une des premières photos que nous avons vues là-haut ? Celle d’August Sander, trois paysans sur les bords d’une route boueuse ? Elle s’en souvenait, bien sûr. Je ne sais plus, continuai-je, si je t’ai expliqué qu’il y a un écrivain américain dont le premier livre est né de la fascination exercée sur son esprit par cette image. Sans attendre sa réponse, je racontai l’anecdote. La légende veut qu’au début des années ’80, Richard Powers, alors informaticien, visita le musée des beaux arts de Boston et y vit cette photo. Le choc fut tel que le lundi suivant, il démissionna de son travail et se mit à plancher sur un roman qui raconterait à la fois l’histoire des trois hommes et celle d’un Américain ensorcelé par le cliché. Je vis à son regard qu’elle avait déjà entendu ça et qu’elle attendait la suite avec un étrange mélange d’indifférence et d’intérêt provoqué par l’éventualité d’une bonne surprise perdue quelque part au milieu de mon soliloque. Je continuai donc. Quand je me suis retrouvé devant l’œuvre de Sander, je me suis dit « c’était donc ça ! » et même si je n’ai pas ressenti ce que Powers avait ressenti, j’ai d’une certaine façon compris ce qui l’avait touché et puis motivé. J’ai ensuite commencé à réfléchir à cette idée d’électrochoc créatif qui te donne l’impulsion pour tout quitter et te consacrer à la construction d’un édifice artistique individuel. Me rendant compte de l’aspect pompeux de la phrase que je venais de dire, je m’interrompis, histoire de voir si je pouvais lire une quelconque réaction sur son visage. Se méprenant sur cet abrupt arrêt, elle eut la gentillesse de me relancer en me demandant des précisions. N’en ayant pas vraiment à donner, je tentai de corriger le tir : non, je ne veux pas dire que j’ai quelque chose à raconter sur ce qui motive pareil changement soudain de direction dans un parcours personnel, je pensais plutôt que, peut-être, j’allais, moi aussi, éprouver un sentiment semblable par rapport à une autre photo de l’expo et que je remettrais ma démission lundi pour me consacrer à un roman magistral pendant les deux années qui viennent. En fait, précisai-je, et ça ne te surprendra pas, j’espérais secrètement que mon manque d’imagination soit compensé par la force de l’image d’un quelconque photographe, qu’elle m’ouvre une dimension jusque là par moi inconnue et me mette sur la piste de l’histoire qui me fait cruellement défaut. Je ne suis pas certain que regarder une série d’œuvres en étant aussi conscient du but de cette contemplation soit l’idéal pour arriver à mon objectif secret et honteux, mais tu me connais : je suis entré en plein dans le jeu et n’ai plus su regarder tout ça pour les qualités esthétiques mais plutôt comme un puceau regarde les jeunes filles : en se demandant s’il se pourrait qu’une d’elles… Je fis une seconde pause ici, attendant la question qui devait suivre pour me relancer et surtout me prouver qu’elle m’avait suivi et que je ne l’emmerdais pas. Bien entendu, elle vint, même si je vis qu’elle se doutait déjà que la réponse serait bien entendu non. En fait, repris-je, je suis resté impressionné par la photo d’une homme élégant, à la mine absolument macabre, seul dans une rue complètement vide. Pendant quelques instants, j’ai réfléchi aux possibilités que ça m’ouvrait mais je me suis malheureusement heurté à un mur beaucoup trop solide pour moi : mon total et maintenant proverbial manque d’imagination. Il m’aurait fallu au moins quelques détails de plus que ce gars et cette rue pour trouver une piste qui m’entraîne ailleurs que sur une énième redite de « Je suis une légende », une autre variation sur le thème du dernier homme. Une fois de plus, je fis une pause, cette fois plus longue. Il était temps de servir le thé. C’était un Earl Grey d’une compagnie anglaise du nom de laquelle je ne me veux souvenir, mais qui ressemblait, sans l’être, à Whittard of Chelsea. Le mélange était plutôt médiocre mais finalement assez satisfaisant, pour autant que l’on garde à l’esprit la véritable difficulté qu’il y a à trouver un bon thé en Espagne. Alors que j’en buvais ma première gorgée, elle m’informa que, deux tables plus loin, se trouvait un présentateur TV relativement connu, au nom étrange. Après m’être tordu le cou pour voir à quoi il ressemblait et avoir avalé une autre gorgée, je décidai, sans lui demander son avis, de reprendre là où j’avais laissé mes explications. En plus, dis-je donc, cette photo du dernier homme dans la ville était, elle aussi, signée August Sander. Tu t’imagines le peu d’originalité qu’il y aurait à être le deuxième à quitter son boulot et à se mettre à écrire à cause d’une de ses oeuvres ? Non, ce n’est pas possible, et j’ai donc dû, à mon grand regret, crois-le bien, abandonner cette idée. Un peu plus loin, je suis tombé sur autre chose, plus palpitant. C’était, je crois, la couverture d’un livre français des années ’30 sur les femmes. Un corps nu, du haut de la poitrine au tout début de la toison pubienne. J’essayai d’en donner une description clinique pour qu’elle ne perçoive pas le trouble ressenti à la vision de ces quelques poils qu’on voudrait tant essayer d’enrouler autour de son petit doigt, de ces seins, évidemment, plutôt petits mais à la forme parfaite, dont on désirerait tant approcher la main pour s’assurer de leur bonne santé, et, enfin, surtout, le plus bouleversant, du ventre avec au centre de tout un nombril qui se transforme en point focal de notre désir, réceptacle passager de la beauté du monde. Je ne parlai donc pas de tout ça et embrayai très rapidement sur la possibilité de tout quitter et de parcourir un monde purement intérieur pendants deux ans rien qu’à cause de cette photo. Des myriades de pistes s’ouvraient devant moi. La jeune femme, fille d’un Russe blanc ayant perdu sa fortune dans l’exil, paye ses cours de peinture en posant nue et fréquente, à la grande colère de son père, Vallejo et Aragon. L’histoire se terminerait en juin 1940, sur un paquebot vers les Etats-Unis où, soixante ans plus tard, une dame âgée se souvient de sa folle jeunesse. On pourrait aussi prendre un angle plus glauque, de perversion et de déchéance, celle d’une adolescente à peine pubère et déjà dans les mains d’hommes dépravés, ou une nouvelle version d’un long dimanche de fiançailles ou une histoire d’amour toute simple et donc toute belle ou encore, pourquoi pas, une méditation sur le corps, un roman qui n’en est pas un – les meilleurs ! –, dont l’atlas narratif se limiterait à l’épiderme reproduit en couverture de ce livre, on y parlerait frisson, sens, sensation, humidité, chaleur, et chair de poule, on tutoierait l’univers, rien que ça, à partir de si peu. Mais voilà, j’ai compris tout de suite, soupirai-je, que ce n’était pas possible, que ça ne mènerait à rien, que tout ça était du cliché, que rien de ça n’avait avoir avec l’imagination, qu’il n’y avait rien là dedans qui semblait me mettre sur la voie qui change la vie, sur le chemin d’un sacerdoce dont le seul luxe serait un clavier et, sur la blanche surface de l’écran, un trait sombre qui clignote sans nous faire peur car nous avons appris à le voir. Déjà s’y forme un récit que nous ne connaissons pas encore mais qui deviendra essentiel. Ah, non !, criai-je presque, le vertige n’était pas là. Peut-être, continuai-je, la tête basse, peut-être dois-je reconnaître qu’en moi je n’ai rien qui me permette espérer suivre Powers… Je relevai la tête légèrement, pour la regarder par-dessus mes lunettes. Son regard disait « mais non, ne pense pas ça, mon amour » mais elle se garda bien d’ouvrir la bouche, ce en quoi je lui fus reconnaissant : j’avais besoin d’être réconforté mais je ne voulais entendre les mots du réconfort. Pour ne pas finir sur cette note pathétique, je me décidai à trouver rapidement une conclusion. Me vint tout d’un coup la conviction que tout ce que je venais de dire était faux, comédie lamentable dont le but était de recevoir une preuve quelconque de tendresse et que la vraie raison d’abandonner cette photo était autre, tenait à la nature même du cliché de cette femme nue. Presque dans un état d’exaltation mais tout en tachant de contrôler ma voix et son rythme, je parlai une dernière fois. Mais surtout, commençai-je, une photo comme ça, de quoi ça parle ? Ça parle de sexe. Et le sexe, tout le monde en parle déjà. Non seulement l’essentiel des écrivains, dont les romans, on en a souvent l’impression, partent précisément soit d’entre les reins soit d’une pulsion sexuelle qu’ils contrôlent en faisant couler l’encre de leur fountain pen, mais en plus combien de milliards d’individus n’ont déjà changé de vie pour la gaudriole, abandonnant du jour au lendemain travail et famille pour une femme, pour un homme ? Ce qui s’est passé, concluai-je enfin, la regardant dans les yeux, c’est que je n’ai aucune envie de trouver ma révélation quelque part où tout le monde la trouve tous les jours et que, quelle que soit la qualité de la photo, le fait de me rendre compte que ce que j’y avais trouvé c’est le médiocre et le commun en moi m’a fait abandonner cette idée aussi vite qu’elle était venue. Et par la même occasion, la perspective de suivre Powers s’est envolée aussi. S’en est suivi un court silence, le temps de nous rendre compte que ma tasse était vide, la sienne, comme à son habitude, au tiers remplie et froide. Je sortis de ma poche quelques pièces pour régler l’addition.

En quittant le Circulo de bellas artes, nous vîmes encore qu’ils annonçaient pour le lundi suivant une représentation de la sonate pour piano et violon de Janáček. Peut-être nous y rendrions nous. Nous remontâmes cette Gran Via que je regardais une heure auparavant. Les taxis la dévalaient toujours et, dans la tombée du jour qui se combinait au scintillement des lumières artificielles ainsi qu’à la vitesse, les bandes rouges qui les ornaient me faisaient penser, inexplicablement, au Pérou. Il était temps d’aller acheter des chaussures.

4 commentaires:

g@rp a dit…

Je le savais ! Je le savais que tu allais poster la suite aujourd'hui, un dimanche ! Jour du Fric Frac Club Electrique !
Même punition que l'autre fois : je copie/colle, et dès demain j'imprime pour te lire !
La suite sous peu.
As usual ;)

Pedro Babel a dit…

Avec ce deuxième texte j'ai l'impression de commencer à saisir ce qu'est ta voix propre, une espèce de distanciation constante qui laisse par endroits percer des choses plus acérées et violentes. Par ailleurs, ce récit (et peu importe qu'il soit réel ou inventé), d'un point de vue disons théorique, parle de belle façon à tous ceux qui tentent d'apporter quelque chose de plus au monde (et pas de le redoubler, ce qui est l'essence du cliché - mot qui apparaît à la fin du premier paragraphe et que j'ai immédiatement compris au sens figuré, ce qui est assez bizarre).
Bon, il y avait le "Friday Book", et bientôt on aura, qui sait, un "Sunday Book"?

Anonyme a dit…

C'est intéressant, mais le roman est une pensée en action.

Lazare Bruyant a dit…

Pedro a raison. L'évocation est belle... & puis où est le problème? L'imagination n'a rien a voir là dedans (ou si peu en fait). L'expression peut passer par vriment un bon paquet de modes. Tu ne penses pas être capable de suivre le même chemin que Powers. Eh bien, on n'à qu'a dire que ça te permettra de suivre TON chemin. Tu n'as peut être pas besoin d'une photo pour avoir ton moment de cristallisation...
En tout encore un très beau texte. Grande classe dans le style & je me répète: je suis fan!