dimanche 11 novembre 2007

Par un jour de pluie

Ou Comment en est-on arrivé là?

Il pleuvait ce jour-là. Je ne me souviens pas bien, mais c’est la seule explication. Habituellement nous préférions jouer dans le grand jardin, avec ses allées en gravier rouge et quatre étendues de pelouses. Chacune avait son utilité. Dans celle du fond il y avait planté les fils pour pendre le linge, mais ce n’était bien sûr pas ça qui nous intéressait. Non, ce que nous aimions, c’était le petit bois de conifères où l’on pouvait jouer à la bataille des Ardennes, ainsi que le tas qui s’était formé à l’endroit où, années après années, on jetait les herbes récoltées après la tonte. C’est là, nous avait-on dit, qu’avait été trouvée à la fin de la guerre une grenade allemande. Finalement, cette parcelle était celle dans laquelle nous jouions le moins, d’autant plus que c’était le seul endroit où la haie était assez basse pour que l’on puisse voir chez les voisins – et surtout rentrer en conflit avec leurs gamins. Le reste du jardin, à l’abri, pensions-nous, des regards, était bien plus agréable : on pouvait s’y oublier tant qu’on voulait. Il y avait aussi la partie de pelouse de la balançoire. Elle servait bien souvent de goal aux parties de football auxquelles je jouais parfois seul, parfois avec mon frère. Sur la droite, c’était la pelouse sacrée, celle où on avait planté un marronnier, plus ou moins à l’époque de ma naissance. J’étais fier de le voir grandir, mais un peu jaloux de le voir toujours si mince comparé à l’énorme tilleul. Je regrette particulièrement de ne pas savoir ce qu’il est devenu ces huit dernières années. La partie la plus excitante du jardin était en fait celle qui se trouvait à main droite lorsqu’on descendait de la terrasse. Après quelques mètres d’étendue herbeuse, il y avait un mini-bosquet qui nous semblait avoir la taille d’une forêt profonde. Là, il était possible de creuser des trous, construire des cabanes, grimper aux arbres, de prendre les fusils et les casques et d’observer les boches dans la rue sans qu’ils nous voient. On y passait des après-midi entières embusqués, buvant à même la gourde et s’assurant que l’ennemi ne pénétrerait jamais dans ce périmètre dont la garde nous incombait. Le seul moyen de nous en sortir, c’était, sur le coup de cinq heures, de nous appeler pour prendre le thé. Une fois la tasse bue et le goûter englouti, nous nous précipitions dehors, regrettant déjà d’avoir abandonné le poste, prêt à sacrifier nos vies si l’ennemi s’était traîtreusement introduit en faisant des trous dans le grillage que nous tenions à appeler barbelés. Mais le pire adversaire que nous pouvions rencontrer se présentait toujours sous les traits de nos parents, qui venaient en début de soirée tenter de nous arracher à notre place forte et nous faire rentrer à la maison. Le plus grand malheur ? Ils gagnaient toujours. C’était un peu comme si le séjour de la semaine en stalag était indispensable à nos escapades militaires du week-end.

Non, c’est certain, il devait pleuvoir pour qu’on ne soit pas dehors. S’il avait neigé, on aurait été en train d’essayer de faire un bonhomme de neige – essayer est le mot, dans mes souvenirs nous n’en avons jamais fait de beau. Il devait pleuvoir et y avoir une course cycliste à la télévision. Parce que c’est vrai, privés de Tv toute la semaine à la maison, les visites du week-end pouvaient nous inciter à délaisser notre avant-poste pour le confort d’un sofa à paresseusement regarder les meilleures séries de l’histoire du monde. Je me souviens qu’en ce temps là, pas toujours au fait des réalités télévisuelles, j’étais certain que si la présentatrice me regardait dans les yeux, elle me voyait vraiment. J’étais alors paralysé, ne sachant que faire. Je ne pouvais pas gratter mon nez, je ne pouvais pas regarder autre chose que l’écran, je ne pouvais même pas changer de chaîne tant j’avais peur de voir l’opprobre sur le regard de la personne en face de moi. Je n’ai jamais parlé de ça à qui que ce soit, parce que déjà à l’époque, j’entrevoyais bien l’idiotie de cette croyance et n’étais pas plus prêt à souffrir les moqueries qui suivraient inévitablement ces révélations qu’à l’abandonner totalement. Pour rester dans le domaine des confessions, c’est précisément à cette croyance que je dois mon premier émoi, ou en tout cas mon premier souvenir d’émoi sexuel. J’étais seul pour je ne sais plus quelle raison, et je regardais les clips musicaux, sur RTL je pense. Et cette chanson de Mecano est passée, c’était le tube du moment, le grand classique : « Une femme avec une femme ». Je ne pouvais pas comprendre les textes, et je ne vois plus du tout comment était le clip – je n’ai pas envie de le revoir- mais je me souviens que Ana Torroja m’a complètement bouleversé. J’ai bien dû me rendre compte qu’il était en train de se passer quelque chose de pas normal et de honteux, parce que quand j’ai entendu une voiture passer dans la rue, je me suis rué à la fenêtre du salon. C’était mes grands-parents qui revenaient. J’ai immédiatement éteint la télévision, malgré l’air à la fois de reproche et de tristesse que je pouvais clairement voir sur le beau visage d’Ana et me suis emparé d’un jouet pour faire croire que j’étais occupé à tout autre chose que ce trouble qui s’était emparé de mon cerveau.

Non, il devait y avoir une de ces courses cyclistes pendant lesquelles mon grand-père accaparait le téléviseur, sinon c’est dans le salon que nous aurions été. Maintenant, le mystère reste entier : pourquoi ne jouions pas avec nos soldats en plastique dans notre chambre ? Il y avait une petite fermette dans laquelle nous pouvions positionner les soldats qui allaient se défendre ou bien alors on réinventait sans le savoir la guerre de position au milieu des animaux qui allaient avec la ferme. Mon frère avait les Américains, moi, bien sûr, c’était les Anglais. Les nazis, nous nous en occupions tous les deux, l’important étant qu’ils perdent à la fin. Nous aurions pu aussi être en train de jouer au maraîcher ou bien à cache-cache ou à cache-cache cowboy voire même au catch sur les petits lits. Je me souviens encore des émissions de la WWF sur RTL le samedi soir que nous pouvions voir avant le football sur la RTBF uniquement si nous avions été gentils. On adorait, bien sûr, Hulk Hogan. Non sans perversité, le Big Boss Man nous plaisait aussi.

Non, ça devait être un jour de course cycliste, parce que si j’étais au deuxième étage, c’était certainement pour monter sur le vélo d’appartement et me prendre pour Greg LeMond ou Stephen Roche. On n’y allait pas souvent, au deuxième étage. C’était loin, ça nous semblait le bout du monde, et une fois arrivés là, on n'était pas accueilli par la rassurante surface du palier mais par une porte vitrée à travers laquelle on ne voyait goutte. On n’était pas à l’aise au moment de l’ouvrir, puisqu'on se trouvait toujours dans l’escalier, et les escaliers, je croyais qu’à partir du moment où on s’arrêtait de monter, on était sûr de tomber. Il était donc urgent de s’appuyer sur la poignée, mais même ça ne rassurait pas parce qu’alors la porte grinçait, et puis une fois à l’intérieur, il fallait fermer pour que le chat ne monte pas et alors la vitre faisait un bruit qui nous semblait insoutenable, non seulement parce qu’il annonçait notre présence aussi sûrement qu’un aboiement celle du chien alors que nous ne savions même pas si nous avions réellement le droit de nous y trouver, mais en plus parce qu’il signifiait que nous nous retrouvions seuls, coupés du monde dans cet étrange étage où personne ne semblait jamais venir alors qu’il s’agissait d’une maison dans la maison. Parce que sur la droite, il y avait la cuisine, mais c’était une cuisine bizarre, car s’il y avait un vieux frigo, des armoires et un évier, il y avait en guise de casseroles, des marteaux, de couverts, des clous, de conserves, des boîtes de peinture, de nourriture, du white spirit. A côté de la cuisine, une salle de bain. Oh Dieu, cette salle de bain. Étroite et sombre, vraiment effrayante, quelle bête pouvait bien nous y attendre ? Nous n’y rentrions jamais. A gauche, une chambre à coucher, avec des penderies plus ou moins vides et un lit dans lequel personne ne dormait jamais – voilà bien quelque chose d’étrange, même si ça ne fait pas peur. On ne s’étonnera donc pas que devant ces bizarreries, le seul chemin était droit devant, pour pénétrer dans les deux pièces en enfilade, qui correspondaient, en taille comme en situation, très exactement aux deux chambres du premier et au salon et salle à manger du rez-de-chaussée. C’est là qu’il y avait le vélo. Mais avant d’y arriver, il y avait le spectacle sidérant d’une longue table de bois encombrée des caisses et de papiers et d’étagères croulant sous les documents, les livres, etc. Ce n’était pas surprenant dans la maison d’un professeur d’université, doyen de la faculté de philosophie et lettred, mais c’était quand même un choc pour nous d’être confronté à ce chaos absolu, représentant, pensais-je alors, une masse de papier plus importante que celle de la bibliothèque jeunesse que nous fréquentions une à deux fois par mois.

Oui, je voulais sans doute monter sur ce vélo d’appartement vert, au siège noir, avec son indicateur de vitesse. Je me demande tout de même pourquoi mon attention fut détournée par cette porte mystérieuse qui ne menait nulle part. Je l’avais déjà vue plein de fois, en d’autres dimanche pluvieux où il y avait une course cycliste à la télé, je savais qu’elle ne donnait pas dans une des penderies de la chambre d’à côté, je savais qu’il n’y avait pas de trous permettant de faire passer un homme, je savais sans doute aussi qu’elle dissimulait une étagère remplie de livres. Je le savais, et pourtant j’ai ouvert la porte et j’ai vu tous ces livres. Et je ne sais pas pourquoi, plutôt que de me contenter de la confirmation de mon savoir et de refermer la porte et de monter sur ce vélo, je les ai observés plus attentivement. Et je me suis rendu compte, en croyant au début avoir la berlue, avec stupeur, que ces livres, c’étaient tous les mêmes. Ou plutôt, ils étaient tous différents mais ils portaient trois prénoms que je ne savais pas remettre dans l’ordre. L’auteur pouvait être Adolphe-Benjamin Constant, Benjamin-Constant Adolphe, Constant-Adolphe Benjamin, ça devait être ça, parce que comment expliquer des livres aux apparences extérieures aussi dissemblables, mais tous avec le même nom ? Après un moment de perplexité, la vérité s’abattit sur moi : c’était des milliers d’exemplaires du même livre, et ils étaient marqués du nom de mon frère Benjamin, preuve éclatante que c’était lui le préféré…

Je ne sais pas ce que j’ai fait après. La première chose, je pense, c’est que j’ai oublié cette histoire de mon frère-le-préféré, parce que trop improbable : j’étais plus gentil, plus beau et plus intelligent. Je ne lui soufflai mot de ma découverte, ça c’est certain, parce que lui se serait mis de drôles d’idées dans la tête. Alors, peut-être suis-je finalement monté sur le vélo, me battant avec mon frère pour la place, ou bien sommes-nous descendus pour nous éloigner de cet étage vraiment trop étrange et aller jouer aux soldats ou bien nous asseoir sur le fauteuil à côté de notre grand-père pour regarder la course. Je n’en sais rien. J’ai peut-être voulu acquérir à cet instant précis, tous les exemplaires au monde des histoires du petit vampire, parce que ça semblait juste, ça semblait le meilleur moyen de rendre à une œuvre qui vous avait tant donné un peu d’amour, un peu d’attention. La seule chose dont je suis certain, c’est que je n’ai rien dit à personne de cette étrange expérience. Pourtant, elle ne me quitta jamais et, sans doute puis-je, en y repensant près de vingt ans plus tard, y voir l’acte de naissance du fétichisme dont je souffre quotidiennement, celui qui, du contact de la main avec le papier, crée l’extase absolue.

9 commentaires:

g@rp a dit…

Je le savais.
Nous sommes Dimanche.
Et voici les premiers pas de Fausto.
Welcome aboard !
J'ai commencé à lire, éminent confrère, mais mes yeux supportant mal le blanc sur fond noir, je vais y aller d'un copypasto - ne pas confondre avec "pates au pesto" - puis j'imprimerai demain au boulot.
Pour mieux te lire, mon enfant ;-)
So : la suite sous peu ^_^

Anonyme a dit…

Le début des dimanches du Fric-frac Club Electrique ??
Moi, je suis hameçonné. Comme l'a justement dit quelqu'un d'autre, il aurait été difficile d'imaginer que Fausto puisse pondre des textes approximatifs et inintéressants, quand on voit ses papiers sur Tabula Rasa.
Mais le G@rp dit vrai... dur de rester concentré sur un texte blanc sur fond noir. Effet bagnard guaranti quand on sans-transitionne sur la page des commentaires !

g@rp a dit…

Je vais faire court.
Très court.
Très très court.
Deux constatations - non : trois.
1/ Fausto se marie très bien avec le papier.
2/ Il y a du Pynchon dans certaines de tes phrases, Fausto (j'ai pensé au début de Mason & Dixon)
3/ Un auteur est né !
(& tu as un mail qui t'attend...)
Maintenant : la suite !

François Monti a dit…

G@rp, merci pour ce mail, dont j'ai déjà intégré les suggestions et corrections.
La suite dans les dix jours j'espère - et ce sera fort différent.

Lazare Bruyant a dit…

Fausto, comment dire, je suis à bout. Voilà deux jours que j'essaie en vain de poster mon commentaire (commentaire qui, au passage, faisait vingt mètres de long, était bourré d'argumentations & de contre argumentations, de critiques objectives blablabla...)& qu'à chaque fois mon ordinateur se déconnecte. Epuisé par cet engin retors, je m'en vais faire un petit résumé. Donc: Wouaaahou! Punaise! Tu nous avais dit que tes écrits seraient bien différents de ce qui se faisait sur Tabula & c'était vrai. Mais je n'aurai jamais pensé que ce fut à un tel point. Alors oui, c'est "classique"... ma foi, si on entend par "classique": foutrement bien écrit. personnellement, je suis fan. D'autant plus fan que j'y ai trouvé une grande indépendance de style, dans le sens où se libérer des oeuvres qui nous ont influencé n'est certainement pas de la tarte. On sent que ça fait quand même un moment que tu écris, non?
En tout cas, ça me remplit de joie & me motive encore plus. Je veux dire, lorsque l'on voit qu'Olivier Adam a reçu un prix pour son gros caca in-quarto, que Bégaudeau fait le journaliste de luxe pour Transfuge & Playboy (merde! j'étais né pour travailler chez Playboy!!!)... & pendant ce temps je lis du Fausto par-ci, du G@rp, du Otarie, du Pedro par-là & bien d'autres encore. Les gars, le Pynch serait fier de nous! Des types qui bossent dans l'anonymat le plus complet (pas de photos - à part G@rp & Fausto qui éternue - pas de noms - à part Fausto - personnellement je refuse toutes les interview qu'on me propose...)& qui, en plus, pondent des textes (on va un peu se faire mousser, ça fait toujours du bien par où ça passe) très très bien torchés, bon, ben voilà...ça se voit pas tous les jours hein? Le Fric-Frac Club, nouveau mouvement littéraire qui a remis la littérature sur ses rails, est peut être une bonne déconnade de ma part, ça reste aussi très confidentiel, quoique... mais c'est une déconnade de qualité au moins!
Plus sérieusement Fausto, tu n'as vraiment aucune inquiétude à avoir sur tes écrits: c'est du matos de première bourre. & pour tout te dire, je languis le passage où tu rentres dans une librairie pour la première fois.

Anonyme a dit…

Ce que j'ai beaucoup aimé dans ce beau texte, c'est sa structure allant-venant, comme un téléscope qui se déplierait et se replierait à chaque paragraphe pour rechercher une autre constellation d'événements et d'objets, cette manière d'évoquer l'espace en l'effaçant aussitôt du revers de la main pour mieux lui donner une apparence fantômatique, et alors la révélation essentielle n'en apparaît que plus frappante.
J'aurais pu dire bien d'autres choses, mais quand on est un petit crabe boiteux on ne se sent pas le droit d'escalader une superbe conque nacrée échouée sur le rivage.

Anonyme a dit…

Et bin, ça me plait bien aussi. Ca éveille ses propres souvenirs, d'enfance. C'est bien écrit. C'est agréable. Ca appelle la suite.

Et ça sent le papier, en écho à ce que dit g@rp. L'écran n'est vraiment pas le bon support pour un texte pareil.

g@rp a dit…

Heu...pour la suite...tu attends dimanche ? ;-)

g@rp a dit…

Fausto, nous sommes dimanche...