lundi 4 février 2008

Bruit du silence, science du bruit

La main en l’air, le bout de deux doigts touchant à peine la page du livre, il reste comme suspendu dans le temps, immobile. Sur son visage, trois rides ondulent, signe de tracas ou de douleur. Il retient sa respiration. Et puis, tendant l’oreille il entend, il croit entendre, oui, en écoutant bien, oui, pas de doute, une corde de violoncelle, doucement, un drone, une note, un son monte de la cave par la tuyauterie et l’atteint au deuxième. Le livre tombe par terre et sa main, d’un geste rapide, remonte au front d’où elle descend sur les paupières maintenant fermées. Il n’en peut plus, ne souhaite que la tranquillité, le calme, le silence, le véritable silence, pas le silence cagien, pas le silence avien, le silence, le silence, le rien.

Dans les premières années de son mariage, tout était pourtant parfait. Il était heureux d’avoir pour femme une musicienne, de pouvoir sortir de son cercle de passions, d’aller à l’opéra écouter Berg, de discuter musique concrète, redécouvrir Bach, l’entendre jouer. Leurs têtes-à-têtes se passaient toujours merveilleusement, car, si ce à quoi ils dédiaient leurs vies était fondamentalement dissemblable, ils avaient les connaissances basiques nécessaires pour parler de ce que chacun aimait, la curiosité d’apprendre et la volonté d’encore mieux se comprendre. Il y a quelques années encore, il pensait régulièrement à un soir, un an ou deux après qu’ils se soient mis à vivre ensemble, où ils parlèrent, autour d’une bouteille de Crozes Hermitage, de Goldberg : variations de Gabriel Josipovici et de son utilisation de la forme épistolaire, du récit mythologique, son approche de l’analyse textuelle ainsi que ses références à Donne et à son art de la métaphore métaphysique ou encore la façon dont il complexifie au fur et à mesure son texte, tout comme le roman s’est complexifié au cours des années. Chaque fois, il se disait n’avoir jamais été autant amoureux de sa femme que ce jour-là où leurs deux passions s’unirent. Et chaque fois, il sentait énormément de tendresse pour elle, tendresse qui trouvait sa logique conclusion derrière les portes fermées de la chambre à coucher.

Mais tout ça était bien fini. Ils ne se parlaient plus, ne se touchaient plus, dormaient toujours ensemble sans vraiment vouloir savoir pourquoi. Il passait ses journées dans son grenier aménagé, bureau et bibliothèque mansardée, à sa table de travail ou dans son fauteuil, ne descendant que pour se faire un sandwich à midi ou aller aux toilettes. Il avait tout ce qui lui était nécessaire, bouilloire électrique, tasse, thés, dictionnaires, ordinateur et pouvait travailler quinze heures par jour sans éprouver le besoin de sortir. C’était d’ailleurs cet amour de la mansarde qui avait créé les premières lézardes dans leur couple : il y avait eu un moment où il avait cessé complètement d’avoir envie d’aller au concert ou au cinéma, se trouvant parfaitement bien là où il était, sans jamais sentir la nécessité de savoir plus de l’extérieur que ce qu’il laissait entrer chez lui. Ensuite, c’est la musique qui disparut de sa vie. Il l’aimait avant, mais comme on s’attache à un pull qu’on ne pleurera pas quand il deviendra trop petit : il était prêt à l’abandonner en faveur de quelque chose de mieux. Et justement, la nécessité de silence apparu lorsqu’il se rendit compte qu’il était incapable de lire en musique, d’écrire au son des instruments. Il ne voulait plus rien entendre, exigeait le calme durant la journée, refusant même d’écouter quoi que ce soit de musical pendant le dîner, le chaos sonore l’empêchant, disait-il, de penser à ce sur quoi il planchait. S’en suivirent des disputes, des compromis, des promesses d’abord tenues puis abandonnées, et, lentement, l’indifférence. Bien d’autres en seraient restés là, mais lui, non. L’hostilité, la haine fit son apparition. Simplement la savoir au travail en bas, juste entendre, même très faiblement, le bruit d’un de ses instruments suffisait à lui donner une horrible migraine, détruire la journée de travail, le plonger dans une colère muette mais terrible. Il n’avait plus écrit une ligne depuis six mois. Il en venait à penser que seul le meurtre mettrait fin à son calvaire. La semaine dernière, il avait acheté une corde de guitare lors d’une de ses rares sorties. Lorsque son livre toucha le sol, il se souvint de sa présence dans le tiroir de son bureau. Qu’elle meure comme elle a vécu. Qu’elle déguste sa propre potion.

*

L’archet flotte en l’air, à deux centimètres des cordes du violoncelle. Son regard tombe sur les pages de la partition et, sans raison apparente, sa bouche se déforme dans une grimace presque imperceptible. Elle retient sa respiration. Elle l’imagine, elle le voit tendant l’oreille dans l’attente d’un son, déjà certain qu’il va être dérangé. Il est soit dans son fauteuil en train de lire ou à son ordinateur, noircissant les pages blanches de son processeur de texte, mais elle sait qu’il ne se concentre pas parce qu’il veille, oui, c’est ça, il veille, il se perd loin de ce qu’il fait parce qu’il veut entendre venir sa musique. Et elle relâche sa main, fait vibrer la corde, mais ça sonne faux. Elle n’en peut plus, ne souhaite que pouvoir faire retentir librement tous les sons qu’elle veut écouter se répercuter sur les murs de la maison, elle ne veut plus que des notes et sans doute quelques indications sur le papier, plus de littérature, que des manuels techniques.

Dans les premières années de son mariage, tout était pourtant parfait. Elle était heureuse d’avoir pour mari un écrivain, de pouvoir sortir de son cercle de passions, d’aller à une lecture de Gass, de discuter modernisme allemand, redécouvrir Cervantès, lire son roman en cours. Leurs têtes-à-têtes se passaient toujours merveilleusement, car, si ce à quoi ils dédiaient leurs vies était fondamentalement dissemblable, ils avaient les connaissances basiques nécessaires pour parler de ce que chacun aimait, la curiosité d’apprendre et la volonté d’encore mieux se comprendre. Il y a quelques années encore, elle pensait régulièrement à une nuit, un an ou deux après qu’ils se soient mis à vivre ensemble, où ils parlèrent, autour d’une bouteille de Marques de Riscal, du Docteur Faust de Thomas Mann et de son utilisation des théories de l’harmonie, du contrepoint, son approche de la polyphonie ainsi que ses références à Schönberg et à son système atonal, pardon, à douze sons. Chaque fois, elle se disait n’avoir jamais été autant amoureuse de son mari que ce jour-là où leurs deux passions s’unirent. Et chaque fois, elle sentait énormément de tendresse pour lui, tendresse qui trouvait sa logique conclusion sur le sofa du salon.

Mais tout ça était bien fini. Ils ne se parlaient plus, ne se touchaient plus, dormaient toujours ensemble sans vraiment vouloir savoir pourquoi. Quand elle ne sortait pas pour donner cours ou aller aux répétitions, elle passait ses journées dans sa cave aménagée en mini-studio, atelier de composition et d’expérimentation. Elle y avait tout ce qui lui fallait, de la machine à expresso aux instruments les plus divers, pouvant rester à essayer tout ce qu’elle voulait pendant des heures, convaincue de trouver une pépite pour le futur. Sa passion pour les machines à musique, comme elle les appelait, avait créé les premières lézardes dans leur couple. Alors qu’il recevait des nombreux livres des éditeurs et commandait le reste sur internet, elle devait toujours se déplacer pour tester les sonorités avant d’acheter et, petit-à-petit, il faisait de plus en plus de difficultés à l’heure de l’accompagner. S’en suivirent des disputes, des compromis, des promesses d’abord tenues puis abandonnées, et, lentement, l’indifférence. Bien d’autres en seraient restés là, mais elle, non. L’hostilité, la haine fit son apparition, ainsi que l’idée que passer du temps dans les bouquins lui était plus important que de passer du temps avec elle. Comme une femme trompée qui déteste tout ce qui lui rappelle l’autre, elle se mit à ressentir des nausées à la simple idée de littérature. Le savoir là-haut, reniflant les pages d’un Valéry, se vautrant comme un porc dans Céline ou en train de tacher des pages autrefois vierges suffisait pour la paralyser dans son travail, la plonger dans une jalousie sans objet mais incontrôlable. Elle n’avait plus composé une mélodie valable depuis six mois. Elle en venait à penser que seul le meurtre mettrait fin à son calvaire. La semaine dernière, elle avait acheté une copie à la lourde reliure de Against the day. Lorsque sa fausse note poussa son dernier soupir, elle se souvint de sa présence dans son sac à partitions. Qu’il meure comme il a vécu. Qu’il déguste sa propre potion.

*

La corde en main, il se dirige vers la porte. Elle jette un regard vers le haut et se met à gravir l’escalier. En chemin, son poing droit se crispe autour de son arme alors qu’il pense au couinement du piano, la plainte du violon, le trombinement du trombone, les flatulences de la trompette et le casserolement des percussions. Sous le poids, elle lâche presque son livre mais ses forces lui reviennent en même temps que Virginia, phare d’où l’on voudrait se jeter de désespoir, Gertrude, dans le vide, la pierre autour du cou, Joan, mourir sans se raconter d’histoires, Lydia, en finir avec ces dérangements permanents, George, au fond de la mare. Les marches craquent sous ses pieds, il sait qu’il ne lui tombera pas dessus par surprise, mais il s’en fout. Ses pas sont légers comme son cœur le sera d’ici quelques minutes si la porte de la mansarde ne grince pas, pense-t-elle. Surgissant hors de la chambre, le chat s’arrête et le fixe pendant deux secondes puis détale : il a compris qu’il se passe quelque chose. Arrivée dans le hall d’entrée, elle voit le chat se ruer dans la cuisine, en ressortir le bout de la tête, la regarder et puis, aussi vite qu’il était apparu, se retirer prudemment sous la table : il a compris qu’il se passe quelque chose. Tous les deux sentent que le moment décisif approche, ils pensent qu’ils ne leur restent que deux volées d’escalier avant de mettre fin au cauchemar. Chacun s’arrête un instant, se concentre comme un tireur de penalty afin de trouver la force de donner la victoire à son équipe. Mais c’est plus facile pour eux, ils ne doivent pas se poser de questions – à droite, à gauche, au centre, en haut, en bas, à mi hauteur ?- car ils connaissent déjà outil et méthode. La seule chose qu’ils ne peuvent savoir, c’est s’ils auront la force. Ils n’y pensent d’ailleurs pas, puisqu’ils ne doutent pas que leur saine colère sera suffisante pour que le livre défonce la paroi crânienne, pour que la corde écrase la trachée jusqu’à étouffement. Et donc ils s’élancent, corde au poing, livre à la main. La surprise est grande, lorsque, levant la tête, baissant la tête, elle le voit, il la voit, en chemin vers lui, en chemin vers elle. Il tient une corde de guitare. Elle ne comprend pas. Elle porte un grand livre. Il ne comprend pas. La colère s’évapore. Le livre s’écrase, mais pas sur une tête. La corde s’enroule, mais pas autour d’un cou. Elle est émue qu’il soit venu vers elle. Il est ému qu’elle soit venue vers lui. Pour la première fois depuis bien longtemps, une même impulsion les dirige, un même mouvement les jette l’un vers l’autre. Ce ne sont pas les coups qui volent, mais les vêtements. Les mains s’élèvent sans se fermer en poing, les paumes restent ouvertes sans claquer : elles caressent. Deux corps s’effondrent sans que ce soit la grande faucheuse qui en prenne la responsabilité : si vers la mort ils se dirigent, elle sera petite.

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Sympa ! Mais prévisible. La comparaison avec le foot tombait vraiment mal. A mon sens une comparaison doit être frappante, nouvelle, mais également en parfaite harmonie avec le thème et l'ambiance.

Anonyme a dit…

Merde ! Un happy end !

François Monti a dit…

Gadrel: tu as sans doute raison pour la comparaison.
Lucilio: je te promets de ne plus me laisser aller la prochaine fois.

g@rp a dit…

* oups *
Suis à la bourre.
Copié/collé fait.
Pour le reste, on fait comme d'hab, Partner ;-)

Anonyme a dit…

J'ai essayé de tout bien lire. Je dois dire que je n'ai pas bien tout compris mais c'est très beau pas vrai. Votre écriture est très belle. Je vous serai une lectrice enthousiaste.

François Monti a dit…

Merci beaucoup, Jane!

Anonyme a dit…

Cher Fausto, je trouve l'idée très bonne, et tu as du style (bien que j'aimerais te voir prendre plus de risques). Attention, maintenant, je tartine un peu.

Je suis d'accord avec Gadrel, la comparaison avec le foot n'est pas forcément bien venue, incongrue, et saugrenue compte tenu de la cruauté mise en place. Il y a par ailleurs d'autres "moments" qui font un peu diversion pour le lecteur, il faudrait les repérer. Ils lui laissent le temps de réfléchir et d'anticiper.

Le happy end, pourquoi pas, bien sûr et avec plaisir, pourquoi toujours finir crever dans une cellule de prison ? (je parle pour moi, hein!) Mais il faudrait peut-être être plus vif, plus tranchant, finir plus vite, d'un coup encore plus sec. Difficile à expliquer... Disons que je sens que tu devrais enfoncer le clou de la cruauté (en réduisant certains passages peut-être, essayer de créer encore plus de tension). Je t'encourage aussi à pousser le style, l'écriture plus loin. Dans la troisième partie, les phrases d'"il" et d'"elle" alternent, parfait, mais j'attendais par exemple qu'elles s'emmêlent, formellement, pour de bon. Qu'on ne sache plus quel personnage fait quoi et attend de l'autre, en parfaite osmose dans leur contradiction. Cette rencontre paradoxale pourrait peut-être plus efficacement transformer la mort attendue en "petite mort".

Je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire. Mais enfin, je me répète : le fond est bon, la forme, à mon avis, trop classique. N'hésite pas à couper sec de temps en temps, et à rallonger comme on le dit du lait dans le thé (enfin je crois) lorsque tu as trouvé la voix. Comme Pedro dans un commentaire précédant, lâche-toi !

Le premier paragraphe est le meilleur premier paragraphe d'auti-fission.